Une rupture de ton surprenante et plaisante dans l’œuvre de l’Académicien…
Jusqu’à présent, Jean-Marie Rouart s’était illustré dans divers genres littéraires avec tout le sérieux qui incombait à un membre de l’Académie française. Aussi sommes-nous très agréablement surpris, cette fois, avec Ils voyagèrent vers des pays perdus, de le voir pour ainsi dire jeter sa gourme, et adopter le style de la franche parodie. Ses lecteurs habituels certes ne s’en étonneront pas, connaissant son goût pour les romans de Jean d’Ormesson ou de Romain Gary, et de quelques autres qui ruaient volontiers dans les brancards. Sur un schéma assez simple ‒ Pétain, en 1942, choisissant de rallier Alger ‒ Jean-Marie Rouart nous brode une « uchronie » pleine d’humour et de folie, qui entraînera le lecteur de surprise en surprise.
Veine satirique
Dans une uchronie, l’écrivain réinvente une autre Histoire à partir de faits réels. L’exercice est passionnant dans la mesure où il nécessite une connaissance parfaite des matières que l’on traite. Jean-Marie Rouart a choisi d’exploiter, dans son roman, une veine satirique lui permettant de porter un jugement brut de décoffrage, en particulier sur les personnages connus de cette époque, à commencer par de Gaulle, renommé sobrement par Rouart « le Général ». Mais évidemment, sous la galéjade apparente, il y a une réflexion plus approfondie sur l’Histoire de France dans ces années sombres de la Guerre. Rouart connaît parfaitement cette période, et la met en scène de manière très limpide. Rouart n’est pas un universitaire ne parlant que d’« historiographie », on sent que, ce qui l’intéresse le plus directement, c’est le déroulement limpide des événements historiques et leur répercussion matérielle sur la vie politique.
Ainsi, il faut admettre que la question que pose Rouart est passionnante, pour ceux qui aiment l’Histoire : si Pétain avait rejoint le camp opposé au sien, en 1942, que serait devenu de Gaulle face à ce revirement imparable ? « Condamné à mort par contumace, écrit Rouart non sans ironie, déchu de sa nationalité, il lui était difficile dans ces conditions de redevenir professeur de stratégie à Saint-Cyr. »
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Rouart, sur ce canevas uchronique, retrace tout un tableau haut en couleur des caractères qui s’affrontent alors. Rompu aux exercices historiques les plus classiques, il fait par exemple un parallèle entre le Général et Churchill, insistant sur leurs relations souvent conflictuelles. Il écrit : « Les deux hommes incorrigibles étaient comme d’inséparables duellistes : ne se supportant pas quand ils se voyaient, mais ne supportant pas non plus d’être privés de leurs joutes. » Rouart ajoute le commentaire perfide d’un conseiller diplomatique anglais : « C’est du caquetage agressif de pensionnat de jeunes filles. » Rouart aime les bons mots et nous en fait profiter. L’Histoire, admettons-le, c’est aussi cela (à condition que ces paroles rapportées, peut-être trop belles pour être véridiques, ne soient pas de la seule invention du romancier !…).
Un aimable côté rétro
Il n’en reste pas moins qu’ici, répétons-le, Jean-Marie Rouart écrit pour divertir son lecteur. Le récit est entraînant, parsemé, comme on vient de le voir, de plaisanteries incongrues. Il nous faudrait peut-être remonter aux années 70, décennie légère et insouciante, pour retrouver une pléthore de romans drolatiques ressemblant à celui-ci, par exemple chez un Pierre Daninos dont Rouart reprend l’alacrité. Si on voulait remonter encore plus loin, on citerait Gaston Leroux, ou encore tous ces feuilletons qui paraissaient dans la presse populaire au début du dernier siècle. D’ailleurs, les titres mêmes que donne Rouart à chacun de ses chapitres évoquent cette littérature d’aventures, avec un aimable côté rétro. Jean-Marie Rouart, écrivain du XXIe siècle, a voulu puiser son inspiration dans le creuset des années folles et, à défaut de se prendre pour Proust, se réincarner en une sorte de Maurice Leblanc, dont, et c’est sans doute quelque chose qui ne lui a pas échappé, la fameuse série des Arsène Lupin connaît actuellement une nouvelle vogue, après plusieurs adaptations au cinéma.
Un producteur de films estimera peut-être à son goût le roman de Rouart. Cela ne m’étonnerait pas, à la vérité, car il est bâti de manière impeccable sur l’archétype du voyage initiatique. Commencé sur l’improbable aviso Destiny, le « cercueil flottant », puis théâtre de toute une série de péripéties picaresques dès que les personnages retrouvent la terre ferme, ce périple vers l’Asie culmine lors de la confrontation finale entre de Gaulle et le fantôme rêvé du maréchal Pétain. Mais, arrivé aux dernières pages, l’on se demande si, pour Rouart, la quête profonde du Général n’était pas davantage pour lui de rencontrer le Grand Maître du Temps, dans le monastère zoroastrien du pays des Brumes, isolé sur une montagne inaccessible. Nous n’en saurons pas plus, cependant, Rouart achevant malicieusement sa fiction à l’orée de ce moment suprême.
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Gaulliste un jour, gaulliste toujours
J’espère qu’après tout ce que je viens d’écrire sur son roman, on comprendra mieux pourquoi Jean-Marie Rouart s’est livré à ce que je nommerai, si on me laisse cette liberté, une pochade classieuse. Rouart, à de multiples reprises, a apporté la preuve qu’il était un excellent romancier. Son premier roman, La Fuite en Pologne (1974), avait même été salué par Antoine Blondin. Aujourd’hui, il a décidé de s’amuser un peu, de se mettre en récréation, en traitant de manière frivole un sujet grave. Cet exercice nous montre avant tout sa dextérité romanesque, acquise au fil de longues années d’écriture. Tout cela l’a mené à l’Académie française, qui est selon moi un lieu très utile, puisque la mission première de nos quarante « habits verts » est de protéger la langue française plus ou moins menacée, en ces temps redoutables.
Rouart, fait notable, a profité de cette position privilégiée pour défendre des écrivains du récent passé qu’il appréciait, comme Romain Gary (méprisé en son temps par la critique), et faire accueillir dans cette vieille et noble institution du quai Conti de nouveaux immortels partageant ses valeurs humaines, littéraires et politiques ‒ notamment ce que j’aimerais appeler un gaullisme de bon aloi, dont ce roman, Ils voyagèrent vers des pays perdus, porte quand même la marque, malgré sa fantaisie mirifique.
Jean-Marie Rouart, Ils voyagèrent vers des pays perdus. Éd. Albin Michel.
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