En cette période de crise sanitaire et de crise mentale, les marins français sont allés chercher à l’autre bout du monde un grand bol d’air frais et de liberté
À observer les regards du public venu attendre les marins du Vendée Globe, il ne fait aucun doute que les émotions suscitées par cette course vont bien au-delà de l’exploit sportif. Après parfois des heures d’attente, voici les skippers qui nous reviennent, le visage émacié mais illuminé d’un intense bonheur, la silhouette dressée à la proue de leur esquif et brandissant des feux de Bengale tels des gladiateurs victorieux des assauts de Neptune. En remontant le chenal des Sables d’Olonne, ils ramènent dans leur sillage davantage encore qu’un parfum d’aventure aux relents chauds d’alizés : c’est le monde entier qu’ils nous offrent.
De l’odyssée spatiale à l’odyssée vendéenne…
Pour s’en convaincre, rapprochons donc la ferveur qui, depuis une semaine, s’empare de la foule au passage de chaque flottille croisant la ligne d’arrivée, des scènes de liesse qui accompagnèrent le retour d’un autre héros et voyageur extraordinaire : le cosmonaute soviétique Youri Gagarine, premier homme à avoir effectué un vol dans l’espace en avril 1961. Comme nos navigateurs, Gagarine était à bord d’une petite capsule lorsqu’il a effectué une orbite complète autour de la Terre. Symbole du vertige pascalien, cet habitacle lui permettant à peine de se mouvoir était en même temps l’instrument grâce auquel il s’emparait du monde, le dominait en en faisant le tour. Ainsi, chaque Soviétique s’identifiait à Gagarine, seul et vulnérable comme un enfant dans un petit vaisseau qui n’est pas sans rappeler le sein maternel, et à la fois tout-puissant, maître de l’espace, premier homme de l’histoire de l’humanité à contempler la terre d’en haut. Les vidéos de son arrivée triomphale à Moscou montrent des gens venant par dizaines de milliers l’acclamer, massés sur des kilomètres le long des boulevards empruntés par son cortège. De même qu’aujourd’hui aux Sables d’Olonne soixante ans plus tard, on lit sur leur visage une émotion de l’ordre de la béatitude, mêlée à la fois de fierté et de reconnaissance pour cet être mi-homme et mi-dieu, pour ce double souriant et mythique d’eux-mêmes qui leur a conquis le monde. C’est comme s’ils avaient croisé la route d’un saint venu souffrir et, quelque part dans la stratosphère ou la solitude du point Nemo, intercéder auprès du Très-Haut pour leur salut, pour la gloire de tout un peuple.
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Il faut dire que chez nous les flots de champagne sabré par les marins qui posent le pied à terre coulent sur un sol rendu aride par deux siècles de défaites : de Waterloo à la débâcle de mai 1940, en passant par Sedan et Verdun, les Français ont à tel point oublié le goût de la victoire qu’un dérisoire match de football prit en 1998 des allures de libération nationale. Oui, les Français ont soif de victoire car on les en a privés depuis bien plus loin que se souviennent les mémoires. Or le Vendée Globe, c’est la victoire par excellence : celle de l’homme sur l’océan et les éléments, sur leur puissance et leur immensité, c’est la victoire de l’homme sur lui-même, bref, c’est la victoire de l’abnégation qui peut tout et redonne l’espérance.
La vérité du roi Jean
Mais à la différence de la victoire spatiale des Soviétiques, la victoire nautique des Français est bien moins une victoire technique qu’une victoire humaine, incarnée lors de cette édition par la personnalité hors-norme et attachante de Jean Le Cam. Celui que l’on surnomme le roi Jean a dominé la course avec majesté, donnant au jour le jour non des leçons mais des exemples de ses quartiers de noblesse morale : solidarité lors du sauvetage miraculeux de Kevin Escoffier, transmission de sa passion aux jeunes générations, courage, simplicité.
Mais comme dans le carnaval qui aime à allier les contraires – et Jean Le Cam lui-même revendique ce mélange en parlant d’une course des extrêmes –, la sagesse du roi coexiste chez lui avec la malice du bouffon ; ainsi, lors de sa conférence de presse d’arrivée, le marin connu pour son franc-parler a employé une langue vraie, populaire mais aussi redoutable de justesse, qui a littéralement fait voler en éclats les maux qui nous accablent, ici sur Terre. Parmi ceux-ci, la « conjecturologie », science aléatoire des bataillons d’experts estampillés, qui consiste à vouloir tout prévoir et à bannir le risque de nos vies. Jean Le Cam a balayé cette lubie contemporaine en répondant abruptement à une journaliste qui lui demandait quels étaient ses projets pour les prochaines semaines : « Je ne sais pas. Qu’est-ce que c’est bien de ne pas savoir ! » Il a également dénoncé la surenchère technologique de bateaux aux coûts faramineux qui ont finalement été supplantés par des équipages plus modestes mais plus robustes sur la longue distance et guidés, eux, par des valeurs humaines. L’œil rieur, il a raillé ses collègues skippers aux allures martiales, donnant sa préférence à des personnages certes moins avenants, imparfaits, humains trop humains dirait-on, mais dont la ténacité primaire a eu raison de l’adversité en mer : « Au final, ceux qui ont gagné c’est le vieux con [parlant de lui], le handicapé et le branleur » (sic) N’est-ce pas là un formidable pied de nez à la tyrannie des chargés de RH, en quête de profils lisses aux CV de robots réactifs et serviles à souhait ? À l’heure de l’impératif sanitaire du sans-contact, des communiqués aseptisés et des distances sociales, il s’est dit ému par la présence et la profondeur d’âme des courageux venus l’accueillir en pleine nuit sur la jetée. Pratiquant zélé de l’irrévérence, c’est hilare qu’il évoque l’appel téléphonique de l’Élysée après le sauvetage de Kevin Escoffier, au cours duquel il ne se serait pas gêné pour tancer « Manu » en lui rappelant un adage populaire.
Au-delà des brocards salutaires du roi Jean, la force du Vendée Globe est de faire souffler un vent nouveau sur notre pays et sur les esprits. Il y a un avant et un après la course. Et en cette période de confinement et d’asphyxie politique et mentale, les vérités que les marins sont allés chercher à l’autre bout du monde sont un grand bol d’air frais et de liberté : ils nous rappellent, tout d’abord, qu’il n’y a point de salut sans courage et sans l’affirmation farouche de ce que nous sommes. Enfin, ils nous montrent que c’est à l’aune du globe que se mesurent la grandeur de la France et la saveur de ses victoires.
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