Jean-Pierre Rosenczveig, président du Tribunal pour enfants de Bobigny, est une figure incontournable de la gauche judiciaire et médiatique. Notre quasi-homonymie m’avait d’ailleurs valu quelques tracas, il y a plus de trente ans : l’hebdomadaire d’extrême droite Minute m’avait confondu avec lui dans une sombre affaire de pédophilie impliquant également quelques hommes politiques de premier plan, qui s’est révélée pure calomnie…
Cette proximité patronymique et − qui sait ? − la possible existence d’un ancêtre commun enfoui dans un vieux cimetière juif abandonné en Galicie ne sauraient cependant m’inciter à l’indulgence envers ce personnage qui incarne, en France, la détestable idéologie dite des « droits de l’enfant ».
J’entends déjà les hauts cris des bigots et dames patronnesses de la bien-pensance altruiste : « Et pourquoi les enfants n’auraient-ils pas droit à des droits ? Ne sont-ils pas des êtres humains comme vous et moi ?» Pour ceux-là, la Convention des droits de l’enfant, adoptée par l’ONU en 1989 et ratifiée par la France en 1990, est une avancée majeure en ce qu’elle a mis fin à l’oppression dont les enfants ont été victimes au sein de familles soumises à la patria potestas, au pouvoir patriarcal absolu !
Pourtant, dès sa ratification par la France, cette convention a fait l’objet de vives critiques. Celles-ci n’étaient pas le fait de tenants d’une conception traditionnaliste de l’ordre familial (pour faire bref, des « réacs »), mais de personnalités plutôt marquées à gauche.[access capability= »lire_inedits »] Ainsi, dans la livraison de la revue Esprit de mars-avril 1992, la sociologue Irène Théry dénonçait cette dérive théorique et pratique qui, au prétexte de reconnaître l’enfant mineur comme une personne à l’égal des adultes, le propulsait au statut de « sujet de droit » sans qu’il ait les moyens physiques ou intellectuels d’assumer les conséquences de l’exercice réel de ces droits. « Dans la tradition de la protection, écrivait Irène Théry, celle qui se réclame de la philosophie des droits de l’homme, l’idée fondamentale est celle d’éducation et d’instruction. Si l’homme est par essence un être libre, il ne le devient véritablement qu’en accomplissant le processus éducatif qui le fait accéder à l’autonomie et a la responsabilité […] La minorité ne maintient pas l’enfant dans le non-droit, elle signifie que s’il est titulaire de ces droits dès sa naissance, il ne saurait être sommé de les exercer immédiatement lui-même. » Or, cette Convention internationale des droits de l’enfant ne se limite pas, ce qui aurait été louable, à enjoindre les États signataires à bien traiter les enfants de leur peuple (santé, éducation, travail etc.), mais elle octroie aux mineurs des prérogatives jusque-là réservées aux adultes : liberté d’opinion, d’expression, de religion, d’association). Et cela dans le cadre des lois en vigueur dans les pays signataires. Supposons, par exemple, qu’un enfant fasse usage de sa liberté d’expression (article 12 de la Convention) pour tenir des propos relevant du délit d’incitation à la haine raciale. Au pénal, il comparaîtra devant le juge des enfants (peut-être Jean-Pierre Rosenczveig…) qui prendra des mesures « éducatives » à son encontre, mais ce sont ses parents, ou ses représentants légaux, qui seront condamnés, au civil, à réparer le préjudice subi par les victimes… C’est ainsi que l’on en vient à cette absurdité de la création de sujets de droit irresponsables !
Alain Finkielkraut, dans une tribune publiée par Le Monde, le 20 janvier 1990, s’en étranglait de rage: « Traiter l’enfant à égalité avec l’adulte, affirmer qu’il est responsable de ses actes, qu’il faut le croire sur parole et prendre ses adhésions pour argent comptant, ce n’est pas le respecter ou le défendre, c’est garantir l’impunité à ceux qui le manipulent […] Voir en lui une personne achevée et non une personne en devenir, c’est, sous l’apparence du libéralisme le plus généreux, lui dénier férocement la légèreté, l’insouciance, l’irresponsabilité, qui sont ses prérogatives fondamentales, pour l’exposer, alors qu’il est sans défense à tous les conditionnements et à toutes les convoitises. »
Cette idéologie des « droits de l’enfant » s’est développée, dans les années 1960-1970 dans les pays anglo-saxons, dans le sillage du féminisme, comme une extension du domaine de la lutte des dominés au sein de la famille contre les dominants, au premier rang desquels on trouve, bien entendu, le mâle blanc hétérosexuel, qui n’a même pas l’excuse d’avoir lui-même subi une oppression liée à sa race ou à son orientation sexuelle. Elle participe de cette extension à l’infini du modèle démocratique, qui voudrait appliquer à la famille le principe du « one man, one vote » : pourquoi, en effet, si les enfants sont dotés de droits égaux à ceux des adultes, devraient-ils encore être soumis à cet archaïsme obscurantiste nommé « autorité parentale » ? Devrais-je subir un procès en totalitarisme familial si je fais acte d’autorité en exigeant, par exemple, que mes enfants respectent l’heure des repas décidée par moi sans avoir, au préalable, organisé un débat suivi d’un vote à la majorité sur cette importante question ?
Tout cela est d’autant plus désolant que, dans le même temps où les mineurs se voyaient solennellement accorder des droits par l’ONU, leurs espaces de liberté et d’autonomie se réduisaient comme peau de chagrin. Oui, je l’affirme sans détour : l’enfant de ce début du XXIe siècle est moins libre que celui de ma génération, celle née dans les années quarante du siècle dernier. J’ai souvenir de la honte de ce camarade de CP, que sa mère anxieuse venait récupérer chaque jour à la fin des classes, alors que nous nous égaillions en petits groupes sur ce fameux chemin des écoliers nous conduisant, avec force détours, vers le foyer familial. Ou de la détresse de ce camarade de lycée, fils d’une grande famille de la bourgeoisie lyonnaise, qu’un chauffeur de maître venait cueillir dans une DS noire dès la sortie, l’empêchant ainsi de se livrer, comme ses copains, à de coupables activités urbaines hors de la vue des pions et des parents… Aujourd’hui, c’est en rangs serrés que parents et nounous s’agglutinent chaque après-midi à la porte des écoles, faisant en sorte que le contrôle panoptique des adultes sur les enfants ne subisse aucune interruption. Il est bien loin le temps où enseignants et animateurs de mouvement de jeunesse pouvaient se permettre d’éduquer les enfants à l’autonomie en les laissant, par exemple, partir à l’aventure dans la campagne pour trois jours munis d’une boussole, d’une carte d’état-major et du minimum de nourriture leur permettant la survie. S’ils se risquaient aujourd’hui à ces pratiques, ils auraient de fortes chances de se retrouver en correctionnelle. Si j’étais enfant, mon choix serait vite fait entre mes droits et ma petite part de liberté. Mais il semble que nos paladins des droits de l’enfant n’aient même pas songé à solliciter l’avis des mômes à ce sujet.[/access]
*Photo : Hervé KERNEIS
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