Professeurs, Xavier Gorce, Alain Finkielkraut… Dans un monde cerné par la mal-nommée cancel culture, il devient périlleux de sortir en oubliant les guillemets.
L’ironie est le fait de dire le contraire de ce que l’on pense de façon à ce que l’on comprenne que l’on pense le contraire de ce que l’on dit. « C’est du joli ! » disait ma mère à chacune de mes frasques — et je comprenais globalement qu’elle n’appréciait pas outre mesure. J’avais peut-être quatre ou cinq ans, et ce n’était pas extraordinaire, dans ma génération, de comprendre le second degré à cet âge.
Changement de ton. Des adultes désormais sont infichus d’avoir de l’humour — ou d’en saisir le sel. La condamnation de Xavier Gorce par le Monde en fournit une preuve éclatante. « Ce dessin peut en effet, écrit Caroline Monnot, directrice de la rédaction, être lu comme une relativisation de la gravité des faits d’inceste, en des termes déplacés vis-à-vis des victimes et des personnes transgenres. Le Monde tient à s’excuser de cette erreur auprès des lectrices et lecteurs qui ont pu en être choqués. Nous tenons également à rappeler notre engagement, illustré par de nombreux articles ces derniers mois, pour une meilleure prise en compte, par la société et par la justice, des actes d’inceste, ainsi qu’en faveur d’une stricte égalité du traitement entre toutes les personnes. » Déjà l’année dernière le New York Times avait décidé de se passer de dessins de presse : l’humour de Chappatte et consorts paraissait trop subtil pour un journal qui désormais flatte la cancel culture — qui n’a par définition rien à voir avec la culture, puisqu’elle l’interdit.
Faut-il y voir une islamisation des esprits ? Je m’explique.
Ceux qui n’appréciaient pas les parodies de George Cukor (« Une étoile est née » — dans le cul de Mahomet) ou de Godard (« Et mes fesses ? Tu les aimes, mes fesses ? » — à propos du même) fournissent-ils désormais les codes de lecture de l’humour ? Les Juifs ne s’indignaient pas en 1986 que Desproges commençât un sketch en glissant à mi-voix aux spectateurs : « Il paraît que des Juifs se sont glissés dans la salle » — continuant sur ce mode avec une férocité désarmante qui déclenchait des salves de rires dans un public qui n’était pas celui de Dieudonné. Mais ce même numéro, diffusé à des étudiants contemporains à qui je voulais faire saisir les mécanismes du second degré, provoqua récemment des mines inquiètes et des commentaires indignés. Qu’est-ce qui s’est perdu ? Comment Rabbi Jacob, film merveilleux où De Funès s’étonne (« Salomon est juif ! ») et surjoue le rabbin chantant, est-il devenu sinon invisible, du moins irréalisable aujourd’hui ?
Ce qui s’est perdu, c’est la perspective historique. Ce qui avait un sens dans une époque donnée n’a plus le même quand on perd le recul et la connaissance du contexte. Quand on perd le sens de l’humour.
Je suis au bout de ma carrière. Mais je plains les néoprofs d’aujourd’hui, qui devront allumer les guillemets avec les mains (ah, ce geste de, plus en plus fréquent pour signifier qu’on n’adhère pas à ce que l’on articule !) en étudiant le fameux plaidoyer de Montesquieu sur « l’esclavage des nègres ». Déjà, l’usage du mot « nègre » fait frémir d’horreur les consciences contemporaines. Alors quand le philosophe argumente : « Ceux dont il s’agit sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête ; et ils ont le nez si écrasé, qu’il est presque impossible de les plaindre » et en rajoute une louche : « On ne peut se mettre dans l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir », comment ne pas s’insurger — sans comprendre que sans Montesquieu et quelques autres, l’esclavage serait toujours d’actualité, comme il l’est dans nombre de pays arabes où l’on a de la plaisanterie un usage fort discret.
Ou encore, ce passage si célèbre du Candide de Voltaire :
« Là des filles, éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupirs… »
Comment ? « Besoins naturels » ? M’sieur, c’est de viols en série qu’il est question ! Quelle ordure, ce Voltaire…
Il suffit de parcourir l’article Wikipedia sur Voltaire pour voir que les soucis contemporains, sur les femmes, les Noirs, les Juifs ou les homosexuels, ont corrodé notre image de l’un des plus grands philosophes des Lumières. Lire la féroce critique de la Bible du Dictionnaire philosophique à la lueur de la Shoah expose à des contresens redoutables, et à voir de l’antisémitisme là où il y avait de l’anti-jésuitisme. Mais qu’importe aux censeurs modernes qui du haut de leur nanisme intellectuel s’arrogent le droit de condamner tout ce qui ne pense pas comme eux…
Encore que « penser », en ce qui les concerne…
Une phrase décontextualisée suffit à vous faire passer au tribunal médiatique. En fait, décontextualiser revient à recontextualiser — dans un contexte mensonger. Vous ôtez à Voltaire l’ambiance de la Guerre de Sept ans, les atrocités des « Abares » et des « Bulgares », l’effroi de son héros devant la « boucherie héroïque », et vous ne conservez que l’expression de l’ironie qui, hors contexte, paraît une affirmation monstrueuse : « les besoins naturels », et ce glissement suave du viol à la violence et au meurtre.
Ajoutez à cela que le philosophe écrivait pour une poignée de gens cultivés : au XVIIIe siècle, les incultes ne s’occupaient pas à lire ses plaisanteries sérieuses, ni d’ailleurs quoi que ce soit. La généralisation des savoirs élémentaires n’a pas forcément produit une hausse du niveau, les imbéciles sont toujours légion, mais ils ont la possibilité de proférer leurs insanités sur les réseaux sociaux — en s’estimant largement les égaux de Voltaire.
Alain Finkielkraut a récemment fait l’expérience de ce qu’un propos découpé par des salauds malintentionnés peut provoquer auprès des naïfs.
Nous vivons dans l’instant, persuadés d’être bons juges. Et nous ramenons à l’instant présent des œuvres ou des comportements issus de conditions totalement différentes. Comme si nous appartenions à une culture « incréée », comme le dieu du même nom. Hier, aujourd’hui ou demain sont à même enseigne. Et ce qui fut vrai dans les sables du désert il y a quatorze siècles est réputé vrai aujourd’hui.
Au XVIe siècle, quand on s’occupa de multiplier les signes de ponctuation, un grammairien proposa un « point d’ironie », pour signaler au lecteur qu’il ne fallait pas prendre au premier degré ce qu’il lisait. Mais on ne retint pas la proposition : personne ne pouvait se méprendre sur un trait d’humour, que diable !
Mais nous sommes tellement plus intelligents que nous avons besoin, désormais, de signaler d’un geste éloquent des doigts mis en crochets que nous plaisantons. Et que faute d’une gestuelle d’accompagnement, nous croyons que ce que dit l’autre est toujours déplorablement sérieux. Serait-ce que nous sommes devenus sérieusement crétins ?
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