En 2016, Sophie Chauveau publiait un récit stupéfiant sur la transmission de l’inceste dans sa propre famille, La Fabrique des pervers[tooltips content= »La fabrique des pervers, Sophie Chauveau ; editions Gallimard ; 2016″](1)[/tooltips].
Romancière, biographe de grands peintres, rien ne la prédestinait à écrire ce livre jusqu’à cette lettre d’une lointaine cousine, Béatrice, qui demandait à la rencontrer. Les cousines retrouvées se parlent des heures, se remémorent les membres de leur famille, des lieux, certaines scènes et gestes inappropriés sinon obscènes. Sophie découvre que les maux qu’elle trimballe depuis toujours ressemblent à ceux de Béatrice. Elles ont subi l’une et l’autre l’inceste des mâles de leur famille. À ce stade de leur vie de femmes, de mères, elles ont « réglé » l’infamie comme elles ont pu, chacune à leur manière. Mais devant l’ampleur de leur constat, elles ne peuvent pas en rester là. Qui d’autres qu’elles ont été « touchées(és) » ? Elles décident de mener l’enquête.
Sophie entreprend un travail de défrichage minutieux, « malgré les rebuffades, les crachats », et les accusations de mythomanie. Mais elle n’est plus seule. Béatrice la soutient.
L’écrivaine remonte à la naissance de la famille C. pendant le siège de Paris de 1870, où la population crève de faim. L’aïeul des C. , aidé de compères, va faire, sans foi ni loi, main basse, en pleine nuit sur un lion puis d’autres animaux du Jardin des Plantes, qu’ils vont dépecer et vendre à prix d’or. Du jour au lendemain, c’est la fortune, une fortune croissante permettant au « chef de la meute » (l’expression est de Freud) de construire une famille vivant dans le luxe et la légèreté, quand ce n’est pour certains de ses membres dans l’oisiveté, jusqu’à ce jour.
Dans cette famille devenue bourgeoise et éduquée commence un rituel d’inceste. Même les femmes s’y mettent. Une grand-mère se permet des attouchements, caresses, frôlements, glissements, en toute impunité sur ses petits-enfants. Chez les C. on reste entre soi. On cloisonne. On inceste en toute tranquillité.
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Ce qui caractérise l’inceste, c’est bien cette appropriation de l’enfant par l’incesteur et par la famille en général. Si les cultures diffèrent aux quatre coins du monde quant à la question de savoir à qui appartient l’enfant, il est primordial de comprendre ce qu’il en est en chez nous, en France. De cette idéologie découle la façon dont on protège les enfants de l’inceste, tant sur le plan juridique que psychologique.
Nous avons demandé son avis à Jenny Bacry, psychologue clinicienne[tooltips content= »Jenny Bacry, psychologue clinicienne. Association Thelemyth ; Protection de l’enfant, service AEMO Association AEF Arcueil »](2)[/tooltips], spécialiste en protection de l’enfant.
Causeur. Vous dénoncez l’obsession française du droit des parents. Pouvez-vous nous expliquer votre point de vue ?
Jenny Bacry. On entend souvent « Les enfants sont à nous, ce sont nos affaires de famille ». C’est une des raisons pour lesquelles l’inceste est sans doute le pire des traumas, car l’enfant est pris dans un discours qui l’accompagne, le discours de l’agresseur, qui lui raconte une histoire de tendresse et de lien familial indestructible qui complexifie le trauma. L’enfant appartient à son agresseur, qui très souvent reconnait ses actes, étonné presque qu’ils lui soient reprochés ! Il faut savoir qu’en France, il existe une obsession du droit des parents qui prime souvent sur l’intérêt supérieur de l’enfant incluant ses droits. C’est vrai qu’il y a eu des placements abusifs, ce qui génère aussi une crainte légitime, mais la famille est un sanctuaire dans lequel il est difficile de pénétrer, même après un signalement.
Une fois le signalement d’inceste fait, que se passe-t-il ?
Entre le signalement et le reste il y a un gap, avec enquête de police etc. Le premier problème c’est la parole de l’enfant. Sait-on vraiment l’écouter ? Veut-on vraiment l’écouter ? Car un enfant parle ! Même tout petit ! Sauf que si on ne sait pas l’entendre, sa parole peut se refermer tout de suite. Et parfois pour 20, 30 ans, ou plus. Surtout quand l’enfant est laissé dans sa famille le temps de l’enquête, ce qui arrive trop souvent. En général, on l’éloigne de sa famille le temps de l’enquête, une quinzaine de jours, le temps que les travailleurs sociaux se mettent au travail. Mais vous savez, les juges se positionnent mi-figue mi-raisin. Ils nous demandent d’évaluer rapidement, car la plupart sont très inconfortables avec ce qu’ils considèrent être « un déchirement pour les parents ». Bien souvent, le travail est bâclé et l’enfant rentre au plus vite dans sa famille. La plupart des juges privilégient la famille, même dysfonctionnelle, même toxique. Le juge est roi, il est seul à décider. Sans généraliser, notons que certains ne voient même pas l’enfant.
Quand un enfant est placé et qu’un droit de visite est accordé au parent, ce dispositif de visite médiatisé avec un psy ou un éducateur est contenant, le parent est étayé, il donne le change, ça se passe bien (parfois à l’inverse, le parent ne supporte pas le dispositif et disparait). Quant à l’enfant, il envoie des signaux brouillés, il aime son parent. Si le parent s’accroche, ses droits peuvent alors être élargis et se transformer en droits de visites à domicile. On va souvent trop vite. On oublie que certains parents ne peuvent être de bons parents que sur des temps courts et encadrés. Il m’est arrivé de récupérer des enfants en catastrophe au domicile familial car ce ou ces derniers avaient récidivé sur des actes graves de maltraitances.
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Le seuil de tolérance est énorme, la famille est sacrée. Imaginez qu’en cas d’inceste avéré, le parent garde l’autorité parentale, il est très rare qu’il en soit déchu.
Dans l’AEMO (Action Educative En Milieu Ouvert) où je suis psy, nous croulons sous le travail. Il y a 25 familles par éducateur. Ce qui fait une seule visite par mois dans chaque famille. Sans compter qu’aucune visite ne se réalise à l’improviste, laissant tout loisir à la famille de s’y préparer… Et pour obtenir un rendez-vous avec un psychologue dans un CMP (centre médico pédagogique), il faut un an d’attente. En Protection de l’enfance, tous les secteurs sont dépassés. Justice, psys, éducateurs… Toutes les institutions sont saturées et ne marchent pas comme elles devraient. C’est bien de « libérer la parole » comme on dit aujourd’hui, mais il y en a trop, ça ne suit pas, il y a engorgement et le temps judiciaire est trop long
Hors de son milieu familial, quels sont les comportements de l’enfant ou de l’adolescent incesté qui peuvent alerter ?
Il y en a beaucoup, mais il faut que ce soit un ensemble de signes : l’énurésie, des troubles du sommeil, le manque de concentration, un comportement hyper adapté, lisse ou à l’inverse très agité, parfois une masturbation frénétique, le visionnage d’images pornographiques… Institutrices, moniteurs de centre de loisirs, nombre d’acteurs autour de l’enfant peuvent déceler des signes. Mais le plus important c’est le médecin. Lui, il voit. Or, en 23 ans de pratique dans la protection de l’enfance, c’est fou les dossiers médicaux que j’ai eu entre les mains et qui étaient criants de signes d’inceste. Pourtant, aucun signalement de la part du médecin ne s’en est suivi. Il y a un point d’aveuglement assez courant. Les médecins sont-ils assez formés ? Ils en voient passer pourtant ! Un enfant sur dix aujourd’hui serait incesté… Ont-ils peur eux aussi de détruire la famille ? On doit poser la question : En principe, l’enfant chez nous appartient à la République, par l’Éducation nationale, la santé etc. À force de cautionner la sacralité de la famille, laissant libre cours à celles qui pratiquent la déviance, quel adulte fabrique-t-on, quelle société ?
À la fin de son livre, Sophie Chauveau appelle ses descendants et ses lecteurs à se méfier « des familles en général et de la vôtre en particulier ». Sauf si la République décide de défendre l’intérêt supérieur de l’enfant avant celle de la famille, sans tergiverser sur l’âge, la prescription ou pire, le consentement ou non.
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