De Groucha à Fellini, son trait fut le marqueur psychologique d’un esprit libre
Que serions-nous devenus sans lui ? Des hauts-fonctionnaires ? Des responsables sanitaires ? Des animateurs télé ? Roland Topor (1938-1997) a protégé la jeunesse française des ambitions tristes et des promotions assassines, durant les dynamiques années 1980. Il a forgé, par le dessin, le texte ou l’image animée, notre amertume goguenarde et notre distance rieuse face à une société en panique.
Distorsion et décalage
Il a notifié aux adultes notre refus de la spécialisation. Son génie touche-à-tout guidait notre errance adolescente d’alors. Partout ailleurs, dans les médias ou à l’école, on essayait de nous préparer au scalp de la mondialisation, on nous exhortait à devenir des entrepreneurs et des gagnants du système, Topor nourrissait notre désespoir par d’étranges signaux. Des illustrations sombres et inquiétantes, le trait hachuré qui engloutit l’esprit par une noirceur salvatrice et un auteur au regard pénétrant qui se rit du désastre en marche. Un large sourire à la Joker, mélange de timidité et de colère froide illuminait un visage dont on se souvenait longtemps. Avant de mettre une tête sur des illustrations, le jeune public eut une révélation avec la diffusion de « Téléchat » en 1983, dans l’émission Récré A2.
Nous fûmes hypnotisés par la nébulosité du propos, la dinguerie des personnages et la vie intérieure des objets. En ce temps-là, la télévision n’était pas aux mains des instructeurs et des bonimenteurs, Topor pouvait exercer son art de la distorsion et du décalage en fin d’après-midi, en toute impunité. À partir de ce moment-là, nous avons appris à nous méfier des bons sentiments et des démarcheurs de bonheur qui ont toujours quelque chose à nous vendre. Groucha et son bras dans le plâtre, Lola et son long cou n’étaient pas des amuseurs conventionnels, c’est-à-dire qu’ils ne nous soutiraient pas des larmes ou des rires avec les artifices habituels, de l’émotion gluante et du coussin péteur. Leur sérieux légèrement fissuré commença par nous intriguer dès les premiers épisodes, puis par nous charmer, pour ne plus jamais nous quitter. Le micro Mic-Mac et ses grandes oreilles a plus décidé de ma vocation de journaliste que le duo de fantaisistes Duhamel-Elkabbach. Je n’avais pas encore fait le rapprochement entre Merci Bernard et les « Gluons » de Téléchat. Topor était pourtant le fil invisible d’une télévision libérée et décousue, à l’esthétique singulière et pernicieuse.
Derrière le provocateur rigolard, un angoissé en colère
Beaucoup plus tard, en lisant les 188 contes à régler de Jacques Sternberg dans la collection « Présence du futur » ou Le Chinois du XIVème de Melvin Van Peebles, les illustrations de Topor ont ranimé ma mémoire. C’était donc lui, l’homme au cigarillo qui détestait être enfermé dans le « piège de l’humour ». Je suis donc venu à Topor en passant par Chaval et Bosc, par la face aride, la moins rigolote et commerciale du personnage. J’ai aimé cette fureur qu’il canalisait péniblement dans les interviews et sa volonté farouche de ne pas s’ériger en moraliste. « Le dessin n’est pas un art, c’est un jeu » répondait-il à un Jacques Chancel désarçonné, dans Radioscopie en 1976. Il enfonçait le clou, moitié par provocation et délivrance sincère en affirmant : « C’est un sous-métier ».
Il s’était déjà présenté en 1969 à la télévision suisse comme « un pauvre petit personnage de lettres ». En ce début d’année, je vous invite à continuer l’exploration des terres toporiennes avec Topor et le cinéma de Daniel Laforest paru aux Nouvelles Éditions Place. Dans cet essai savant et intelligent, deux mots qui ne vont pas si souvent ensemble, l’auteur analyse les élans contradictoires entre Topor et l’industrie du cinéma, le peu d’illusions originelles contrebalancé par la frénésie de s’embarquer dans la nouveauté. « La rencontre de Topor et de l’art cinématographique évoque à bien des égards celle de l’enfance et du jouet […] Topor instille dans le cinéma un poison qui le secoue, un certain ébahissement de l’enfance qui a autant partie liée avec le rire aux éclats qu’avec les terreurs nocturnes » écrit-il. De René Laloux à Fellini en passant par Polanski, acteur éphémère chez Pascal Thomas ou metteur en scène au théâtre avec Jérôme Savary, la figure mouvante de Topor n’a pas fini de hanter nos nuits.
Topor et le cinéma de Daniel Laforest – Nouvelles Éditions Place.
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