On célèbre cette année le centenaire de Simone Weil, sans tapage excessif, il faut bien le dire. Enfin, discrètement : c’est pas non plus Jean-Paul Sartre ! Bref, Arte l’a quand même fait dimanche passé, et le plus honnêtement du monde.
Le documentaire de Françoise et Florence Mauro est un modèle du genre : il retrace fidèlement le parcours d’une philosophe éperdue d’absolu, depuis le syndicalisme révolutionnaire, auquel elle a longtemps cru jusqu’à la Révolution chrétienne dont elle a compris, mieux sans doute que tous ses contemporains, le caractère radicalement subversif.
Jamais cependant « Simone Weil, l’irrégulière », selon l’excellent titre de ce doc, n’acceptera de se plier à l’institution ecclésiale.
Heureusement que tout le monde n’est pas Simone Weil, sinon les églises seraient encore plus vides… Mais surtout heureusement qu’il y a des âmes comme celle de Simone Weil, sinon l’Eglise ne serait qu’une secte, c’est-à-dire une entreprise faussement transcendante.
« Elle vivait la distance désespérante entre « savoir » et « savoir de toute son âme » », disait d’elle son ami le philosophe catholique Gustave Thibon, éditeur de La Pesanteur et la Grâce (1947), sans doute son livre le plus important.
Cette exigence de vérité absolue, y compris vis-à-vis de soi-même, va donc conduire la jeune juive athée au cœur de la mystique chrétienne, tout en l’arrêtant « aux portes de l’Eglise ». Heureusement, Dieu seul sait qui fait véritablement partie de son Eglise mystique – et Dieu sait qu’elle doit être du nombre, Simone ! Sinon ce serait désespérément vide Là-haut – comme une boîte de nuit à 21h !
Ses « engagements dans le siècle », comme dit Télérama, ne sont donc sûrement pas l’essentiel de ce que l’on peut retenir d’elle, aujourd’hui et pour l’éternité.
L’élan social ? Magnifique. L’amitié avec Trotski ? Au mieux, un malentendu. L’engagement de cette pacifiste intransigeante dans la guerre d’Espagne ? Paradoxal… La collusion avec les staliniens et autres tueurs fous ? Pitoyable !
A cet égard, le témoignage le plus éclairant est sans doute celui de Jacques Julliard. D’ailleurs, les diverses interventions de Julliard au fil de ce documentaire révèlent chez lui une profondeur et donc une hauteur de vues que je ne soupçonnais pas[1. Même si j’aime bien sa nouvelle couleur de cheveux.].
Le parcours intellectuel et spirituel de Simone Weil, nous dit en substance Julliard, est incompréhensible à qui l’aborde en termes de psychologie, comme vous et moi. Pour comprendre des « êtres supérieurs » comme Simone Weil, dit Julliard, la psychologie est de moindre utilité. Tout simplement parce que, chez ces gens-là « les précautions à l’égard de soi-même, du monde, de son âme sont des choses complètement impossibles ».
C’est ainsi que, membre de la colonne Durruti, elle n’en dénoncera pas moins les atrocités commises par ses amis républicains – à commencer par Durruti lui-même…
Le documentaire retrace avec un talent rigoureux le parcours fulgurant de Simone Weil.
Elle naît à Paris en 1909, dans « une famille de la bonne bourgeoisie juive » dit son frère André, composée quand même de « provocateurs », précise sa nièce. (Ainsi sa grand-mère aurait-elle provoqué un scandale en jouant un soir L’Internationale dans le grand salon d’un palace…)
Fénelon, Henri-IV, Ecole Normale Supérieure : pour Simone, le plaisir d’apprendre est indispensable aux études : l’intelligence ne grandit que dans la joie.
Et l’intelligence telle qu’elle la conçoit est tout sauf un placard à tiroirs : passer même quatre heures devant un problème de géométrie sans le résoudre, dit-elle, ce n’est pas du temps perdu. Cela se retrouvera un jour ou l’autre – et pourquoi pas dans l’appréciation nouvelle d’un vers de Racine ? L’essentiel n’est pas tant dans la chose que dans l’attention qu’on lui porte.
1933 : Simone rencontre Boris Souvarine, alors responsable communiste, qui dira d’elle : « C’est le seul cerveau que le mouvement ouvrier ait eu depuis longtemps. »
En matière de cerveau révolutionnaire, sa préférence à elle va à celui de Léon Trotski. Elle lui reproche seulement d’être resté trop marxiste – et plus précisément trotskiste : le camarade Léon, tel un Besancenot normal, continue de croire que l’Union soviétique reste un «Etat ouvrier » même s’il est victime d’une « dérive bureaucratique ».
Or, dit-elle après Descartes, une horloge détraquée n’est plus du tout une horloge ; c’est un mécanisme qui obéit à ses propres lois, sans qu’on les connaisse !
Suite à une discussion particulièrement houleuse, Trotski mettra fin à l’entretien en s’exclamant : « Mais alors, pourquoi vous ne vous engagez pas dans l’Armée du Salut ? »
Décembre 34 : elle s’engage en effet, mais comme ouvrière chez Alstom, « pour comprendre ». Paradoxalement, elle est contre la réduction du temps de travail : « Personne ne voudrait être esclave deux heures par jour ! » Il ne s’agit pas de réduire le temps du travail, mais de lui rendre sa dignité.
Et puis un beau jour au Portugal, Simone assiste à une procession de femmes de pêcheurs. C’est une première révélation : « Soudain, j’ai eu la certitude que le christianisme est par excellence la religion des esclaves. » C’est Nietzsche qui serait content ! (Je vous l’avais bien dit, etc.)
Par bonheur, au cours d’un voyage en Italie, son parcours spirituel va connaître une étape décisive, dans une chapelle romane autrefois fréquentée par saint François d’Assise en personne : « Quelque chose de plus fort que moi m’a obligée, pour la première fois de ma vie, à me mettre à genoux. »
Dans Autobiographie spirituelle, la philosophe raconte une autre expérience déterminante dans son évolution. Pour lutter contre les violents accès de migraine auxquels elle était sujette, elle se contraignait à réciter en boucle un poème, « Love » de Georges Herbert (dont je n’ai, j’espère que ça ne se voit pas trop, jamais entendu parler – ni le poème, ni l’auteur !)
Et dit-elle « à mon insu, cette récitation avait la vertu d’une prière (…) C’est au cours d’une de ces récitations que le Christ lui-même est descendu et m’a prise[2. Je laisse à Gérard Scheer le soin de nous servir les blagues qui s’imposent sur cette formulation jaculatoire (Zut ! Je crois que je lui ai piqué son meilleur gag.)] ».
En septembre 40, on retrouve Simone Weil réfugiée à Marseille où, malgré son agrégation de philosophie, elle postule sans succès à un poste d’enseignante. Elle écrit alors au Commissaire à la Question Juive pour lui demander si, par hasard, tout ça aurait un rapport avec ses « origines israélites ». Et sa lettre s’ouvre sur cette apostrophe délicieusement insolente : « Monsieur, Je dois vous considérer, je suppose, comme étant en quelque sorte mon chef… »
C’est en juin 1941 que Simone fait la rencontre du père dominicain Joseph-Marie Perrin, avec lequel elle entretiendra un dialogue métaphysique passionné. Mais jamais elle ne franchira le seuil du baptême. Elle rêve en vérité d’une foi « pure », dégagée de toute récupération par une quelconque institution. Trace de son gauchisme juvénile. « La foi, c’est l’intelligence éclairée par l’amour », dit-elle magnifiquement. Mais, ajoute-t-elle, « l’intelligence a besoin d’une liberté complète, y compris celle de nier Dieu ; et par suite la religion a rapport à l’amour, pas à l’affirmation ou à la négation ».
A coup sûr, cette vision intello-mystique du christianisme aurait pu la faire proclamer hérésiarque ; enfin, en d’autres temps, parce que de nos jours, les seuls hérétiques qu’il nous reste, c’est les intégristes qui nient avoir des mitres…
Outre l’éloge de l’intelligence et de la « foi pure », l’œuvre de Simone Weil se caractérise par une méfiance extrême à l’égard de toute forme de pouvoir.
Comme le dit le père Perrin, « elle voit comme dénominateur commun à la pratique de l’Eglise romaine et à l’histoire du peuple juif un goût invétéré pour la puissance et pour le pouvoir. »
C’est ce prêtre qui présente Simone à Gustave Thibon, qui l’engage pour les vendanges (c’est bien de lui, ça !) Ils ne sont apparemment d’accord sur rien, mais ça n’empêche pas leur amitié de croître : « J’ai été en quelque sorte vaincu par le spectacle de cette âme », dira Thibon, énamouré.
C’est d’ailleurs cette admiration qui le fait pester contre le siècle : « Ce qui me paraît grave dans cette époque, c’est qu’on ait préféré le message d’un Teilhard de Chardin à celui de Simone Weil. Notre époque avait à choisir entre le symptôme de son mal et le remède. Elle a choisi le symptôme ! »
A Londres en 1942, Simone Weil ne se sent guère à l’aise. Les gaullistes, hôtes des Anglais, sont contraints de ce fait à certains compromis qui l’insupportent… En vérité, elle aurait préféré combattre jusqu’à la mort aux côtés des maquisards; mais son état de santé ne le lui permet pas.
L’année suivante, à l’âge de 39 ans, elle décide donc de ne plus lutter contre la maladie qui la consumait. Au mois d’août, transportée au sanatorium d’Ashford dans le Kent, elle s’exclame en entrant dans sa chambre : « Quelle belle vue pour mourir ! »
Les auteurs du doc ont choisi, à juste titre me semble-t-il, de le refermer sur une dernière réflexion de Julliard (qui décidément est un excellent vin de garde !)
Il termine son témoignage en faisant de Simone Weil un éloge superbe et vrai : « Elle fait partie de ces êtres exceptionnels qui témoignent pour leur espèce en tant que différents d’elle ».
Différents ? Heureusement car, selon Julien Benda cité par Julliard, « nous allons vers une société de plus en plus douce (…) Et en même temps, ça donnera des êtres de plus en plus couchés. »
« L’Histoire, écrit encore Julien Benda, sourira que Socrate et Jésus soient morts pour cette espèce ». « J’ai envie d’ajouter Simone Weil », ajoute Julliard.
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