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La « Grande Réinitialisation »: le monde d’avant en pire

Le club de Davos prépare le monde d'après Covid


La « Grande Réinitialisation »: le monde d’avant en pire
Klaus Schwab, fondateur et président du Forum économique mondial, Davos, 19 janvier 2020.© Markus Schreiber /AP/SIPA AP22419738_000004

Le club de Davos lance un grand projet pour l’après-Covid. En dépit des promesses d’un monde meilleur que celui d’avant la pandémie, The Great Reset annonce l’accomplissement de toutes les tendances néolibérales, technocratiques et antinationales préexistantes. Souverainistes, sur vos gardes !


Ce printemps, l’Occident, d’ordinaire si prompt à célébrer le retour des belles saisons, s’est tu, confiné entre ses murs, reclus dans ses foyers ; et très tôt, d’aucuns ont commencé à conjecturer quant à l’opportunité, voire la nécessité d’un « monde d’après ». Certains ont même vu dans les événements qui se jouaient les signes irréfutables d’un nouveau millénarisme, révélation d’un plan ordonné par une coterie de puissants : le « monde d’après » ne surviendrait qu’après une « Grande Réinitialisation » (Great Reset), un nouveau départ pour l’humanité dont la crise sanitaire serait l’élément déclencheur.

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Le prophétisme des « élites mondialisées »

Le concept de « Grande Réinitialisation » a été popularisé en mai, au cours d’une séance virtuelle du Forum économique mondial (plus connu sous le nom de forum de Davos), alors qu’une grande partie du monde était entrée en confinement. Présenté par le prince Charles et par Klaus Schwab, ingénieur et économiste allemand, fondateur du Forum, ce thème suscite rapidement l’intérêt médiatique. Il alimente aussi nombre de « théories » conspirationnistes, tandis qu’il recueille la faveur du candidat Joe Biden et suscite un plaidoyer volontariste de Justin Trudeau en septembre devant l’ONU. Plus récemment c’est le – très décrié – documentaire Hold-up qui en a fait mention, contribuant à diffuser le concept en France.

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Partout, le schéma narratif employé s’avère peu ou prou le même : la crise démocratique, identitaire et environnementale que nous vivons serait le prétexte, voire la propédeutique à un changement de paradigme voulu et orchestré par les « élites mondialisées ». Cette rupture viserait à imposer aux peuples une gouvernance transnationale, technocratique et technologique, au service d’un capitalisme enfin débridé.

La grande convergence des peurs

Le xxie siècle en Occident est marqué par la peur et par la défiance : vis-à-vis d’États jugés défaillants dans la contention de la menace terroriste (échecs des interventions en Irak, en Afghanistan ou plus récemment en Syrie) ; vis-à-vis d’une technique dont la marche se heurte chaque jour un peu plus au conservatisme éthique (débats sur la 5G, sur la surveillance généralisée par la data, sur les biotechnologies) ; vis-à-vis d’une science inapte à prévenir la pandémie actuelle et d’une médecine en incapacité de la soigner ; vis-à-vis d’une démocratie ne parvenant pas à juguler les revendications minoritaires et identitaires ; et, enfin, vis-à-vis d’un capitalisme libéral condamné pour n’avoir pas su mettre fin aux inégalités sociales.

Ce phénomène de défiance est avant tout le regrettable aboutissement de plusieurs décennies de promotion de la pensée postmoderne et déconstructrice. Là où les prémodernes établissaient leur rapport au monde sur la base des catégories stables du passé, les modernes préféraient les lendemains heureux du Progrès. Quant à la postmodernité, comme le précise Sloterdijk, elle s’ancre dans un présent continuel, survalorisant la précarité des vécus personnels, glorifiant la subjectivité et les désirs de l’individu, oubliant que ce dernier fait avant tout société avec autrui dans et par l’Histoire. S’il est un procès que l’on peut intenter à l’intelligentsia de notre époque, c’est bien celui d’avoir fait triompher cette doxa postmoderne, si préjudiciable à la concorde entre les hommes.

De la sauvegarde du progressisme

Aussi centrale soit-elle dans la psyché contemporaine des foules, la postmodernité ne saurait cependant à elle seule justifier la crainte d’un complot visant à établir un « nouvel ordre mondial » sur la base de la « Grande Réinitialisation ». D’autres éléments d’explication doivent en effet être pris en compte. En premier lieu, il convient de ne pas négliger la terminologie employée : résonnant à dessein avec la « Grande Transformation » de Polanyi, comme avec la Grande Dépression qui a suivi le krach de 1929, elle se veut paradoxalement une réponse positive à la crise que nous traversons. Mais le vocabulaire convoqué (« Réinitialisation ») ne relève pas du soin ou de la protection ; il évoque plutôt la maintenance technique d’un système défaillant. Ensuite, il faut expliquer que le concept n’émane pas d’une réflexion philosophique, mais d’une proposition politique défendue par un groupe d’intérêts par ailleurs souvent critiqué : le forum de Davos n’est en effet nullement une institution officielle, mais un lieu de rencontre et d’échange entre décideurs – son fondateur Klaus Schwab étant fréquemment surnommé le « Maître des maîtres du monde ». Enfin, il importe de rappeler que la « Grande Réinitialisation » se présente sous la forme d’une nécessité. Plus qu’une simple alternative, c’est un projet porté à l’échelle mondiale, déjà inscrit comme thème principal du prochain forum économique de 2021.

Ce qui est en jeu, ce n’est pas tant l’avènement d’un véritable monde nouveau, mais bien l’accomplissement du progressisme environnementaliste et de son corrélat capitaliste

Il faut s’en référer à l’essai publié au cours de l’été par Schwab et Malleret (ancien conseiller de Michel Rocard) pour nuancer les craintes que la théorisation de la « Grande Réinitialisation » suscite. Les auteurs y précisent que la pandémie actuelle, bien que dramatique, est loin d’être la plus meurtrière de l’histoire ; ils considèrent toutefois que sa puissance symbolique est telle qu’elle plaide pour des réformes d’ampleur afin de répondre aux défis de notre époque en bâtissant « un monde moins clivant, moins polluant, moins destructif, plus inclusif, plus équitable et plus juste ». En réalité, ce qui est en jeu, ce n’est pas tant l’avènement d’un véritable monde nouveau, mais bien l’accomplissement du progressisme environnementaliste et de son corrélat capitaliste. L’approche défendue n’est pas celle d’un idéalisme, mais plutôt celle d’un pragmatisme : la réinitialisation dont il est question apparaît comme une tentative de dépassement définitif du conservatisme, du nationalisme et du souverainisme politique et économique. « La route de l’enfer est pavée de travaux en cours », écrivait Philip Roth dans Le Complot contre l’Amérique ; il faut croire que la « Grande Réinitialisation » est de ces chantiers à ciel ouvert qui continueront d’alimenter les fantasmes des badauds et les passions des riverains.

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Article extrait du Magazine Causeur




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Docteur en philosophie de l’École normale supérieure, professeur chargé de cours à l’ESSEC et conférencier. Il a dirigé en 2022 l’ouvrage collectif Malaise dans la langue française et a publié Le statistiquement correct aux Éditions du Cerf en septembre 2023.

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