« La chose », rapportait Michel Deguy dans un entretien au Monde de 2016, « est […] menacée par son devenir image, ce qui est une affaire sans précédent. J’observe qu’on ne dit presque plus, dans le propos courant ou médiatique, « l’islam » mais « l’image de l’islam », ni « l’autorité », mais « l’image de l’autorité ». » L’Occident en vacances a en effet le sens des cartes postales…
Mais ce ne sont pas seulement les choses, ai-je voulu expliquer dans un article précédent, qui sont appelées à devenir image ; ce sont encore les êtres, et dans une dimension plus littérale peut-être que celle suggérée par Michel Deguy. Le selfie, écrivais-je ainsi, ne marque pas une infatuation du Moi, mais une anémie de l’Être : si le photomaniaque contemporain « mitraille tout ce qui bouge, et son visage au premier plan, c’est qu’il s’escrime désespérément à combattre le dépérissement de sa réalité par son archivage sous forme de mégapixels ; de ses images, il attend véritablement qu’elles le substantifient ».
Or, le choix de l’image comme médium terminal de notre dissolution n’est en rien arbitraire, au contraire, mais épouse le profond mouvement de régression anthropologique qui marque notre époque – savoir, son infantilisation -. Avec la prévalence, chaque jour constatable, du principe de plaisir sur le principe de réalité, la primauté du visuel sur l’écrit est une des manifestations les plus exemplaires des velléités contemporaines de sortie de l’âge adulte – dont on pourrait d’ailleurs faire l’autre nom de la sortie de l’Histoire -.
L’endurance à l’amertume
Cette prééminence de l’image sur le texte est en effet caractéristique des premières années de l’existence, où l’enfant n’a pas encore appris à lire, mais peut d’ores et déjà se plonger dans les illustrations accompagnant les histoires qu’on lui raconte. L’écrit, lui, en revanche, est un univers dans lequel il faut être intronisé ; c’est une société qu’on ne pénètre pas si on n’en maîtrise pas les codes. La sophistication qu’il constitue implique donc un apprentissage, sous peine, autrement, d’en rester à l’hermétisme. Sa maîtrise traduit à la fois un processus de civilisation de l’individu, et une montée en maturité de celui-ci, une capacité – au moins momentanée – à se détourner du principe de plaisir ; dans les deux cas, donc, un départ de la petite enfance[tooltips content= »Chacun, d’ailleurs, peut faire l’expérience du caractère supérieurement astreignant de l’écrit sur l’image. La plongée dans un livre exige une disponibilité d’esprit supérieure au visionnage d’une série ; l’effet de césure est moins immédiat, et requiert davantage d’efforts de notre part. Fatigué, c’est la seconde que nous privilégions, plus prompte à nous satisfaire, n’exigeant généralement de nous qu’un investissement minimal. L’image, en effet, s’accommode d’une attention dispersée, d’une concentration émiettée ; elle tolère l’éparpillement, permet la réalisation concomitante d’autres tâches. Le zapping est un papillonnage télévisuel ; il n’a pas vraiment d’équivalent livresque. La lecture, au contraire, est une activité pivotale, qui nous rive à son objet ; elle absorbe qui s’y exerce : si notre esprit est occupé à autre chose, les mots n’y impriment pas, et il faut de nouveau sillonner le passage trop hâtivement parcouru. A la différence de l’image, elle ne se satisfait pas d’une attention partielle ou relâchée, et refuse les hommages distraits que lui rendent les dilettantes ; pour se livrer, elle exige une cour assidue et exclusive, c’est-à-dire la focalisation de l’esprit, et la persévérance dans l’effort de concentration – toutes qualités que j’associe à l’âge adulte. »](1)[/tooltips].
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C’est l’image de la coupe de miel aux bords amers, à laquelle recourt Alain dans ses Propos sur l’éducation : le maître qui aura obtenu de ses élèves qu’ils la préfèrent à celle dont le nectar lasse vite, mais séduit à la première lampée, est celui qui aura su les hisser à l’état d’hommes. « Je ne promettrai donc pas le plaisir, mais je donnerai comme fin la difficulté vaincue ; tel est l’appât qui convient à l’homme ; c’est par là seulement qu’il arrivera à penser au lieu de goûter« . Autrement dit, l’adulte, c’est celui qui s’est bâti une endurance à l’amertume, cette âpreté et cette angularité que présente toujours le réel, en comparaison de la douceur sucrée et de la moelleuse rondeur qu’offrent spontanément l’idéal et le rêve. L’homme se confronte à la résistance que lui oppose le monde concret, il en supporte les camouflets cuisants infligés à ses désirs ; l’enfant, au contraire, esquive cette lutte par l’échappée onirique, dont le propre justement est qu’elle ne décevra jamais ses prétentions.
La catharsis moderne : une purgation de l’ambivalence
Nous en arrivons, je crois, à ce qui fait véritablement l’avantage évolutif, pour parler comme Darwin, de l’image sur le texte à notre époque : son apparence d’univocité, quand l’écrit, lui, apparaît toujours porteur d’une dangereuse ambiguïté. Pour le dire autrement, l’image est prisée comme reflet monolithique de la réalité ; et le roman, à l’autre bout du spectre, fui au contraire comme fractalisation de celle-ci. La distance qu’il suppose, le détachement qu’il installe, la contradiction qu’il autorise, sont passés de mode. L’essor de l’auto-fiction, en particulier sous sa forme victimologique, doit ainsi s’entendre comme la prospérité de ce que la « littérature » peut produire de plus monolithique, c’est-à-dire de plus péremptoire et de plus militant, donc de moins romanesque : une sorte de Pravda en format poche.
Tel le crocodile de Siam, ou le rhinocéros de Sumatra, l’ambivalence est une espèce en voie de disparition ; et pour cause : on la traque. Or l’écrit, par sa structure même, est plus sujet à l’héberger que le visuel. Deux individus, ayant lu la même description d’un lieu ou d’un personnage, les concevront toujours différemment ; un cliché ou un plan, au contraire, leur en fixeront une représentation identique. Bien souvent même, ils effaceront dans leurs esprits les premiers aperçus mentaux qui s’en étaient formés. Leur format imprime directement le cerveau, là où le texte implique au contraire la médiation déformante de l’imagination[tooltips content= »On pourrait d’ailleurs documenter, dans le monde de l’image même, le recul de la place accordée à cette faculté de l’esprit humain. La suggestion y reflue, au profit du littéralisme et de la crudité. Là aussi, la transparence fait son œuvre : l’esquisse laisse sur sa faim, l’explicite est exigé. Il faut du réalisme, aussi bien dans les étreintes que dans les scènes de violence. Le charme des voiles n’est plus goûté, on souhaite voir les chairs nues ; et l’on n’est pas surpris, dès lors, du recul de l’érotisme, et de la prospérité de la pornographie. »](2)[/tooltips].
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Au roman, bouillon de culture de l’ambiguïté, répond ainsi l’image, citadelle attendue de l’univocité[tooltips content= »NB : je ne prétends pas moi-même que ce soit effectivement toujours le cas ; je dis seulement que c’est cette apparence de vérité indépassable que l’époque goûte dans l’image. « L’image, elle, ne ment pas » : voilà l’illusion sur laquelle son prix moderne repose, feignant d’ignorer ce qu’un plan doit à son cadrage, et une vidéo à son montage. »](3)[/tooltips]. Elle est la clef de voûte de notre époque – occupée à la purgation de l’ambivalence comme l’Antiquité grecque pouvait l’être à celle de ses passions -, la pierre qui en parachève l’arche. Il faut donc en attendre de nouvelles expansions sur les terres anciennement acquises au romanesque.
La relégation du romanesque dans les prétoires: de la procédure contradictoire au tout-camescopique? Parenté de l’image et du nombre
Dès lors, tout indique que l’institution judiciaire, c’est-à-dire la scène sur laquelle l’homme moderne pratique sa catharsis, sera un théâtre privilégié de cette évolution. On voit mal en effet comment l’image, et l’illusion de la clôture définitive qu’elle apporte, n’en viendrait pas à supplanter dans des proportions croissantes l’antique processus contradictoire – pôle du romanesque -, visant à faire émerger une vérité – toujours boiteuse, quelque part à jamais provisoire -, de la confrontation des récits et des argumentaires. A ce titre, le photomaniaque que j’évoquais plus haut est un avant-gardiste qui voit plus loin que moi : il a compris que l’avenir était au tout-camescopique, et s’y est converti avec une avance de phase[tooltips content= »Pour l’heure, on multiplie les caméras dans l’espace public ; et on en réclame le port généralisé aux seuls policiers et gendarmes. Mais c’est qu’on est timide ; la logique à l’œuvre implique que cette pratique essaime, et aille bien au-delà. Armé de l’inébranlable bonne conscience que confère l’interminable liste d’accusations n’ayant pas abouti en raison du doute bénéficiant à la défense, on en exigera l’utilisation jusque dans le gynécée – que dis-je, jusque dans la chambre des enfants ! Et qui s’y opposera ? Il faudra bien finir par en porter une, ne serait-ce que pour pouvoir se disculper d’ailleurs… Comme toujours, la complainte du victimocrate est un chant qu’aucun bouchon de cire n’empêche de porter. »](4)[/tooltips] [tooltips content= »Quant au crépuscule de la procédure contradictoire, le mouvement au nom délicieusement poétique de « balance ton porc », avec l’accueil vibrant qui lui fut fait, et les suites politico-médiatiques qu’il continue d’avoir, m’en semble une attestation des plus éclatantes. »](5)[/tooltips]
Je profite également de ce développement pour souligner que cette illusion de la clôture définitive n’est pas exclusive à l’image ; mais qu’elle irrigue aussi la passion moderne pour le nombre, autre objectivation censément résolvante. A cet égard, et j’en resterai à cette possibilité esquissée, on pourrait utilement mettre en regard la prééminence contemporaine de l’image sur le texte avec ce qu’Alain Supiot, dans ses leçons prononcées au Collège de France, a décrit comme le passage d’un « gouvernement par les lois à une gouvernance par les nombres », sous-tendu par l’imaginaire de l’ordinateur. Ce dernier, d’ailleurs, semble faire des progrès plus rapides dans l’intellection des images que dans celle des écrits…
La traque de l’ambivalence dans les textes: leur nécessaire sous-titrage
Mais précisément, revenons-en à ces derniers. Car la battue moderne menée contre l’ambiguïté s’est propagée jusqu’en leur sein, et s’est traduite par deux évolutions que je trouve remarquables tant elles ont force d’exemples. La première, c’est ce que j’appellerais l’exigence croissante de sous-titrage des textes, qui prolonge l’appauvrissement des proses et la raréfaction de l’emploi de figures rhétoriques risquant de susciter l’incompréhension du lecteur. On a la hantise de la méprise. Si on s’essaie à faire de l’humour, voire même à manier l’ironie, on prend soin de l’expliciter, car notre interlocuteur pourrait se méprendre. Le quiproquo est l’ennemi numéro 1 ; alors, comme l’écrit ne trahit pas notre état d’esprit avec la même évidence que notre visage, on s’auto-sous-titre de manière ridicule, supprimant du même coup la complicité intellectuelle que ces modestes subtilités supposaient et faisaient naître avec le lecteur.
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Le plus souvent d’ailleurs, cette auto-explication de texte à laquelle nous nous livrons spontanément adopte une forme non-textuelle tout à fait conforme à la régression anthropologique dont ce souci témoigne : c’est l’émoticône, quintessence véritablement bonsaïesque de la modernité. On y trouve en effet, en modèle réduit, bien des traits de ce qui en fait le miel sans égal : le pathos à fleur de peau et la sensiblerie toute puissante ; la marque d’une misère langagière telle qu’elle ne permet plus la transcription littéraire des ressentis ; le simplisme général des formes évoquant les illustrations des livres de notre petite enfance ; la colonisation de l’écrit même par l’image ; etc., etc., etc.
Avertissement: vous entrez en zone non-univoque !
Deuxième floraison remarquable occasionnée par cette purge de l’équivoque conduite jusque dans les textes : la multiplication et l’épaississement des appareils critiques, appelés à devenir bientôt plus volumineux que les œuvres mêmes auxquelles ils s’additionnent, tant l’effort de contextualisation à faire est grand pour éviter la syncope du lecteur moderne, toujours prêt à défaillir d’indignation à l’idée qu’un homme, un jour, quelque part, ait pu représenter une réalité ne cadrant pas avec le catéchisme progressiste de notre siècle. L’inactualité d’une pensée constitue désormais une violence latente dont le découvreur contemporain pourrait ressortir durablement traumatisé s’il n’y était convenablement préparé ; pour prolonger la métaphore végétale sur laquelle j’ai ouvert ce paragraphe, il s’agit donc proprement de l’y acclimater, pour que le changement de latitudes mentales auxquels sa lecture le destine ne lui soit pas fatal. Tel est le souci, proprement infantilisant, qui guide la constitution de ces gloses[tooltips content= »Ces merveilles sont aujourd’hui réservées aux œuvres dites problématiques, mais cette catégorie s’élargissant chaque jour, il n’y a pas à douter de la prospérité de cette industrie. La mort programmée de la littérature n’aura donc pas entraîné de suppressions d’emplois, pourrons-nous ainsi nous réjouir ; cela dit, nous serons sans doute trop occupés à passer les chefs d’œuvre des siècles antérieurs au tamis de l’esprit du temps pour nous rendre compte que nous n’en produisons plus – est-ce d’ailleurs au futur que je doive m’exprimer ? – … »](6)[/tooltips].
On notera d’ailleurs que les États-Unis, qui ont en la matière une avance à nous faire pâlir d’envie, ont su tout récemment, avec Autant en emporte le vent, étendre cette pratique méritoire aux productions cinématographiques. Attention, danger: ambiguïté en approche! faudra-t-il prochainement afficher à l’écran avant chaque scène « problématique ». Cela risque d’hacher le visionnage des films, mais qui sait ? cette innovation se mariera peut-être harmonieusement avec l’intercalation des généreuses tranches de publicités dont la télévision américaine est si friande…
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PS: On se trompe cependant si on en reste à l’infantilisation ; car ce retour à la minorité de l’esprit se double d’un hiver de l’aspiration nietzschéenne à la puissance, absolument inconnu au petit d’homme, et caractéristique au contraire d’une avancée cruelle en âge. Sénilité: tel serait ainsi le terme vraiment juste pour faire le diagnostic global de notre civilisation, combinant régression des esprits à l’état d’immaturité enfantine, et avachissement des corps et des vitalités. Ici, j’en suis resté au seul premier aspect.
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