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Lu Xun: “Oubliez-moi et occupez-vous de vous-même!”

Le billet du vaurien


Lu Xun: “Oubliez-moi et occupez-vous de vous-même!”
L'écrivain chinois Lu Xun Photo: DR

Le billet du vaurien


Ce n’est pas faute d’avoir prévenu ses lecteurs, comme je n’ai d’ailleurs jamais manqué de le faire : « Il y’a quelque chose qui me déplaît au paradis : je ne veux pas y aller. Il y a quelque chose qui me déplaît en enfer : je ne veux pas y aller. Il y a quelque chose qui me déplaît dans votre futur âge d’or : je ne veux pas y aller. » Lu Xun, puisque c’est de lui qu’il s’agit, sera néanmoins enrôlé après sa mort en 1936, par Mao lors de la révolution culturelle, tout comme Nietzsche l’avait été par Hitler : ils deviendront l’objet d’un culte grotesque qui les aurait à jamais dissuadés d’écrire, s’ils en avaient eu le moindre pressentiment.

Délire lucide

Dans Le Journal d’un fou qui date de 1918, Lu Xun écrira l’histoire hallucinante et prémonitoire d’un homme qui a très tôt, trop tôt, compris que les humains se repaissent de la chair d’autrui et que dans tous les livres, et plus particulièrement de ceux qui parlent de vertu et de justice, on peut lire à chaque page, écrits partout entre les lignes, les mêmes mots toujours répétés : « Manger de l’homme. » Et c’est parce qu’il cède à la panique d’être dévoré par ses proches qu’il entre dans un délire d’une incroyable lucidité. 

Lu Xun est né le 25 septembre 1881 au sud de Shanghai, son grand-père est jeté en prison pour escroquerie. Il assiste également à la déchéance physique de son père, un lettré ruiné. Il s’inscrit alors à l’École navale de Nankin où il étudie les sciences de la nature, ce qui suscite les railleries de ses compagnons. Pire encore : on l’accuse de vendre son âme aux diables étrangers. Mais, passionné par les disciplines scientifiques, il arrive peu à peu à la conclusion que la médecine traditionnelle chinoise n’est qu’une lamentable escroquerie dont son père, entre autres, a été la victime. En 1901, il obtient une bourse pour faire des études de médecine au Japon. Sa mère, redoutant qu’il n’épouse une Japonaise, décide de le marier. Il n’a jamais vu la femme qui lui est destinée. C’est une naine difforme. Il passe sa nuit de noces à lire Darwin et, le lendemain, s’embarque pour le Japon.

Survivre non pour ses amis, mais pour ses ennemis

Dégoûté par la « boutique confucéenne » qu’il s’emploiera à démolir, il s’enflamme pour Nietzsche et Schopenhauer – il note à son propos : « Des gens aussi bizarres que lui, il en est fort peu dans le monde ». Il admire l’apothéose de la subjectivité chez Kierkegaard, se sent proche de Byron, de Pouchkine et de Lermontov et écrira à leur sujet des pages d’un romantisme révolutionnaire exalté. Il pressent l’importance de Freud. « L’acte sexuel, note-t-il, n’est ni coupable, ni impur. » Il se réjouit que Freud arrache aux bien-pensants le masque de leur hypocrisie.

Lui-même, alors qu’il enseigne la chimie et la biologie à Pékin, sera troublé par une de ses élèves, de dix-sept ans plus jeune que lui. Elle commence, selon un scénario classique, par lui écrire pour lui demander des conseils et elle finira par vivre avec lui. Avec une ingénuité délicieuse, elle lui demandera un jour : « Pourquoi ai-je constamment l’impression d’être encore ton élève ? » Et lui de sourire : « Quelle enfant tu fais ! » Il notera dans son journal intime : « Vivre avec l’être qu’on aime n’est pas une petite victoire. »

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Certains verront dans le tarissement de sa veine littéraire les raisons de sa passion politique. De plus en plus engagé aux côtés des communistes, traqué par les forces de l’ordre, Lu Xun poursuit inlassablement le même but : saper les fondements de la Chine traditionnelle. Il traduit Jules Verne pour les enfants, mais aussi Tchekhov et Gogol. Il participe à la fondation de la Ligue des écrivains de gauche, sans perdre pour autant son humour grinçant : «  J’ai bien conscience de mes côtés désagréables : je ne bois pas d’alcool et je prends de l’huile de foie de morue, avec l’espoir de vivre le plus longtemps. Je le fais moins pour mes amis que pour mes ennemis. »

Refus du prix Nobel

Comme il est question de lui attribuer le prix Nobel de littérature, il fait savoir qu’il refusera toute distinction ayant quelque rapport avec la découverte de la dynamite. Et quand il meurt, tuberculeux, à l’âge de cinquante-cinq ans, il laisse le message suivant : « Oubliez-moi et occupez-vous de vous-même : ce sera tout juste de la sottise si vous ne le faites pas. » Voilà au moins une requête que je n’aurai pas besoin de formuler : elle est déjà exaucée.

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