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1940-1944: On nous dit tout, on nous cache rien!

Au supposé « résistancialisme » s'est substitué un « pénitentialisme » autodestructeur


1940-1944: On nous dit tout, on nous cache rien!
François Azouvi.© MANTOVANI Gallimard/Opale via Leemage

La thèse dominante qui prétend que de Gaulle a vendu aux Français un grand mythe de la Résistance est elle-même un mythe. Le nouveau livre de François Azouvi montre comment, au supposé « résistancialisme », s’est substitué, pour des raisons politiques, un « pénitentialisme » autodestructeur.


« Français, on ne vous a rien caché » : le titre, ironique jusqu’à la provocation, de François Azouvi renvoie à un fait paradoxal. Nous nous croyons sainement désabusés, libérés d’une vulgate « résistancialiste » qui aurait longtemps régné. Il n’en est rien en fait : depuis les polémiques immédiates sur l’épuration jusqu’à la France coupable (Chirac et successeurs) d’abandon général des juifs, l’idée d’une France unie dans la Résistance n’a jamais dominé dans l’opinion. La question de la fausse conscience se déplace donc : comment la vulgate auto-accusatrice actuelle s’est-elle formée et imposée ?

La thèse affirmant que le « résistancialisme » a régné sans partage s’appuie d’abord sur le souvenir des jours de gloire où de Gaulle a parlé à l’Hôtel de Ville de « Paris libéré par lui-même », puis descendu les Champs-Élysées au milieu du peuple invoqué et convoqué la veille. Ces journées sont supposées être celles où a pris corps le mensonge qu’on dénonce sans cesse. En effet, si les insurgés parisiens n’ont pas connu le sort de ceux de Varsovie au même moment, c’est aux chars de Leclerc et Patton qu’ils le doivent. Reste que l’heureuse issue n’était pas assurée d’avance, qu’il a fallu prendre un risque, que « Paris debout pour se libérer » est une vérité partielle, à la fois conjoncturelle, symbolique, que le grand metteur en scène n’a jamais présentée comme disant toute la vérité de la période.

Si la Résistance n’a pas été le point de départ d’un élan inspirant la période, elle est longtemps restée présente et même obsédante dans la mémoire politique

Le problème n’est pas que cette mémoire porteuse de valeurs soit mensongère, c’est qu’elle s’insère mal dans le tissu des événements, qu’elle est restée la butte-témoin d’une histoire qui n’a pas eu lieu, ce qui l’isole et la rend fragile. Beaucoup de résistants ont associé une intention ou un rêve de révolution à leur révolte, voyant celle-ci comme une semence d’histoire. Mais, on le sait, les fruits n’ont pas tenu les promesses des fleurs. La présence encombrante du communisme, les tâches de la reconstruction et de la modernisation, la guerre froide, les questions coloniales… ont contraint à une politique triviale dans laquelle la mémoire de la Résistance a été un élément plus décoratif que structurel. Premier signe de cette retombée, la critique quasi immédiate de l’épuration, qui a duré jusqu’à la loi d’amnistie de 1953. Y ont contribué d’anciens vichystes (Marcel Aymé) aussi bien que d’anciens résistants (Jean Paulhan) : dès cette époque, la Résistance apparaît comme un passé à solder et non une pierre d’attente pour l’avenir.

En revanche, Azouvi montre très efficacement que, si la Résistance n’a pas été le point de départ d’un élan inspirant la période, elle est longtemps restée présente et même obsédante dans la mémoire politique. Les grands débats de l’après-guerre, sur la Communauté européenne de défense par exemple, ont été surdéterminés, biaisés par les évocations de la Résistance. Ce rôle de ressource rhétorique et argumentative n’a pu en retour que troubler, voire polluer une mémoire rendue illisible par la multiplicité de ses émergences. À cet égard, le moment algérien a été symptomatique, non seulement parce que ce fut pour de Gaulle l’occasion d’apparaître une seconde fois comme l’homme de la décision, mais parce que tous ceux qui se sont alors affrontés se paraient d’emblèmes et de vocables empruntés à ce qui restait un repère incontournable. Le FLN emprunte à la France combattante l’institution d’un « gouvernement provisoire », en 1962 Bidault préside un nouveau CNR, ceux qui refusent de servir dans l’armée française sont des « réfractaires », alors que les Algériens combattants sont des « maquisards »… Ces réemplois approximatifs participent en fait d’une usure mémorielle à quoi contribuent par ailleurs les procès et débats autour de René Hardy, de l’arrestation de Caluire et des éventuelles trahisons. Il n’empêche qu’en face de ces évocations approximatives, à l’autre extrémité du spectre des mémoires, l’événement conserve une dimension sacrée qu’illustre en 1967 ce que l’on pourrait appeler la canonisation de Jean Moulin.

À celle-ci répond, quelques années plus tard, en 1971, le succès du Chagrin et la Pitié, qui révèle chez beaucoup l’impatience de se libérer d’un surmoi pesant. On l’a souvent dit, ce film compose un discours faux avec des images vraies. L’emploi de l’ironie et du sarcasme y décomplexe le spectateur plus qu’il ne l’éclaire. Avant la sortie du film, la révolte des étudiants, dont beaucoup de leaders, souligne Azouvi, étaient juifs, a ébranlé les symboles, de Gaulle a quitté la scène, la mémoire résistante a subi un tel déclassement qu’on peut désormais la défier en prétendant être, comme le dit la Gauche prolétarienne, la « nouvelle résistance ». L’insolence générationnelle va jusqu’à prétendre que l’ensemble des Français a accepté la loi de l’occupant et abandonné les juifs (ce qui est loin de la vérité). L’idée de fond est d’ajouter à l’antinazisme ce qui a fait défaut à la Libération, un projet révolutionnaire, et d’opposer aux héros fatigués qui ont survalorisé leur propre action, les victimes qu’ils avaient souvent oubliées.

Procès de Maurice Papon, cour d'assises de la Gironde, 31 mars 1998. © Derrick Ceyrac/AFP
Procès de Maurice Papon, cour d’assises de la Gironde, 31 mars 1998. © Derrick Ceyrac/AFP

François Azouvi montre bien comment une série de procès (Barbie en 1987, Touvier en 1994, Papon en 1994) a imposé les victimes contre les héros. La question cruciale a été l’extension de la qualification de crime contre l’humanité qui, seule, permet de juger ce qui autrement serait prescrit. Au procès de Klaus Barbie, l’accusation a échoué à faire considérer le supplice de Moulin comme participant de ce crime contre l’humanité qu’a été dans son ensemble l’entreprise nazie. Il fut alors reconnu que le seul crime contre l’humanité de la période avait été le génocide des Juifs : le gestapiste de Lyon n’a été condamné que pour la déportation des enfants d’un foyer juif. C’est aussi pour le massacre de juifs que le milicien Touvier sera condamné après un procès qui s’est tenu en dépit d’une grâce présidentielle (accordée par Pompidou), dont on a considéré qu’elle ne pouvait pas faire obstacle à la justice mémorielle quand il s’agissait de la Shoah. En 1998, le procès Papon est l’étape finale de l’effacement des héros devant les victimes. Il oppose directement la Résistance à laquelle le préfet de la Gironde a participé et les plaintes pour des déportations de juifs vers l’Est qu’il a couvertes de son autorité : ce résistant sera condamné pour participation à la Shoah.

Le sacré victimaire 

L’« épilogue » du livre nous montre désormais voués au sacré victimaire, hésitant vis-à-vis des héros de naguère entre reconnaissance et ressentiment, capables peut-être d’évoquer la Résistance comme une affaire pas plus importante que d’autres.

Peut-on dire que, comme il y a un siècle, ce à quoi certains se sont voués corps et âme s’est égaré ensuite dans les embrouillaminis de la politique ?

Cet épilogue compare aussi notre position actuelle à celle de Péguy écrivant Notre jeunesse dix ans après la libération de Dreyfus. Peut-on dire que, comme il y a un siècle, ce à quoi certains se sont voués corps et âme s’est égaré ensuite dans les embrouillaminis de la politique ? Ce rapprochement paraît contestable : la Résistance ne s’est pas dégradée en politique parce que, si son aura a été souvent exploitée, son rôle après-guerre a vite cessé d’être décisif. En 1952, Antoine Pinay devient président du Conseil, bien qu’il ait voté les pleins pouvoirs à Pétain : aucun antidreyfusard n’a connu un tel rebond de sa carrière avant 1914. Si de Gaulle est revenu, ce fut à cause d’une urgence habilement exploitée, non pour renouer avec le passé. Il y a donc une grande différence, qu’il faut interroger, entre l’inscription historique féconde du dreyfusisme et celle, faible, de la Résistance. Qu’est-ce qui détermine le destin politique d’un mouvement « mystique » de réaffirmation des valeurs essentielles bafouées ?

La « mystique » dreyfusarde a non seulement été active sur le moment, elle s’est montrée ensuite féconde. Contre le sentiment que la France avait connu une guerre des cultures, Péguy affirmait que « les mystiques ne sont pas ennemies », qu’un accord souterrain rapprochait ce que les partis voulaient opposer : les mystiques chrétienne, juive et franco-républicaine. La suite allait confirmer ce jugement. Quelques années plus tard, Barrès se dégage de sa vue clanique des valeurs essentielles pour célébrer le rapprochement des « familles spirituelles de la France » dans l’Union sacrée. Ensuite la mouvance catholique se sépare de Maurras et prend pour référence des figures dreyfusardes comme Maritain et Péguy lui-même. En même temps le franco-judaïsme, celui de Bergson, de Marc Bloch ou de Léon Brunschvicg, s’affirme comme jamais. Cette diffusion après l’affrontement d’un certain dreyfusisme n’a été possible que parce que cet affrontement s’était déroulé sur un terrain commun aux adversaires, la nation, à quoi ils adhéraient tous malgré leurs divergences sur les valeurs qu’on devait lui attacher.

Dans les années 1930, ce fond commun s’étiole, rongé par un pacifisme qui conduira parfois à l’antisémitisme. Quand s’opposent Vichy et la Résistance, le terrain commun manque, et le conflit est d’autant plus radical : il s’agit cette fois de l’existence ou non du sujet national, qui auparavant était le soubassement partagé. Dans ces conditions, après l’épreuve, seront impossibles aussi bien un débat utile que des retrouvailles (dont Aron et même de Gaulle ont pu rêver au moment du RPF). On peut dire autrement : la mystique n’est productive que si elle est incarnée. Faute de quoi, les célébrations répétitives et les utilisations opportunistes sont vaines et le pénitentialisme se présente comme chemin vers la vérité, jusqu’à l’autodestruction.

Français, on ne vous a rien caché: La Résistance, Vichy, notre mémoire

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Décembre 2020 – Causeur #85

Article extrait du Magazine Causeur




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Essayiste, théologien, président des amitiés judéo-chrétiennes, Paul Thibaud a dirigé la revue Esprit.

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