Géopolitique. Les enthousiastes voient dans les accords d’Abraham l’aube d’un nouveau Moyen-Orient. Analyse.
Après le vote des grands électeurs pour Joe Biden, les récriminations de Donald Trump contre le scrutin présidentiel de novembre dernier devraient bientôt être inaudibles. L’heure du bilan a sonné, mitigé sur le plan diplomatique. La considération des affaires moyen-orientales invite pourtant à la nuance. Si le « deal du siècle » promis à l’Autorité palestinienne n’a pas obtenu de franc succès, la diplomatie familiale de Jared Kushner, gendre et conseiller spécial du président, porte par ailleurs ses fruits. Expression et vecteur d’un réalignement géopolitique dans le Grand Moyen-Orient, du Maghreb au golfe arabo-persique, les accords d’Abraham, référence évidente au patriarche biblique, doivent être portés au crédit de la présidence Trump.
D’abord les Emirats et Bahreïn
La dynamique est amorcée voici deux mois. Le 15 septembre 2020, les ministres des Affaires étrangères des Emirats arabes unis et de Bahreïn se trouvaient à Washington, afin de signer avec Benyamin Netanyahou les accords d’Abraham. Ils consistent en l’instauration de relations bilatérales officielles – diplomatiques, économiques et techniques – entre les deux émirats du golfe arabo-persique et Israël. Un accord trilatéral renforce ces liens bilatéraux, leur donnant ainsi plus de substance. On notera le rôle moteur des Emirats arabes unis dans cette percée diplomatique, puissance agile et pointe avancée des monarchies sunnites.
Les accords d’Abraham ont pour toile de fond la montée en puissance de Téhéran, un inquiétant programme balistico-nucléaire et une politique de déstabilisation de la région manifestant l’intention hostile du régime iranien. Tout en jetant un « pont terrestre » chiite, du golfe arabo-persique à la Méditerranée, Téhéran a poussé son avantage au Yémen, au sud de la péninsule Arabique, voire au débouché de la mer Rouge. Les enthousiastes voient dans ces accords l’aube d’un « nouveau Moyen-Orient ». Disons plus simplement que l’enjeu est de contrebalancer l’Iran, et de compenser l’appel d’air causé par la volonté américaine de se placer en « second rideau ».
Des accords qui ne sont pas un “cadeau” pour Israël
Du fait de cette prise de distance, la Russie, la Turquie et, plus discrètement, la Chine populaire, avancent leurs pions au Moyen-Orient. En conséquence, les Etats-Unis entendent sous-traiter la sécurité régionale à Israël, à l’Arabie Saoudite ainsi qu’aux Emirats arabes unis. Il ne s’agit donc pas d’un « cadeau » géopolitique à Jérusalem. D’une part, les signataires arabes des accords d’Abraham réitèrent leurs positions en faveur d’une solution à deux Etats. D’autre part, l’Etat hébreu s’engage dans la sécurité du golfe arabo-persique, contractant ainsi d’exigeantes obligations diplomatico-militaires. Il lui faudra se préparer à de possibles opérations dans la région, et ce alors même que le territoire israélien ne serait directement et immédiatement menacé.
Soulignons par ailleurs que l’Arabie Saoudite, malgré les inclinations du prince héritier, Mohammed Ben Salman, n’a pas encore rallié cette initiative. « Protecteur des lieux saints de l’Islam », le roi Salman se montre prudent. Peut-être entend-il conserver cette option pour négocier avec l’administration Biden. Toujours est-il que les convergences israélo-saoudiennes sont effectives, avec de discrètes coopérations en matière de renseignement et de sécurité. Depuis plusieurs années, un axe géostratégique entre Israël et les Etats du Golfe a pris forme.
Le Soudan puis le Maroc
Dans les semaines qui suivirent les accords d’Abraham, le Soudan annonçait à son tour la normalisation de ses relations avec Israël (25 octobre 2020). La nouvelle vint après un arrangement avec les Etats-Unis sur l’indemnisation de victimes d’attentats terroristes, planifiés par Al-Qaida depuis le territoire soudanais (1998). En guise de récompense, Washington vient de retirer ce pays de la liste des Etats terroristes, condition sine qua non pour réintégrer la communauté internationale. Au vrai, la situation à Khartoum demeure incertaine : des faiblesses à l’égard de Moscou ou d’Ankara le montrent. Au regard des intérêts de sécurité occidentaux, ce pays n’est qu’à demi sûr.
En revanche, le fait que le Maroc normalise ses relations avec l’Etat hébreu est important. Pour la France et l’Europe, il serait impossible d’ignorer la situation stratégique de ce pays, à la croisée du Maghreb, du Sahara et de l’Afrique de l’Ouest, En contrepartie, le Maroc obtient des Etats-Unis la reconnaissance de sa souveraineté sur les « Provinces du Sud », i.e. le Sahara occidental (10 décembre 2020). Et les Marocains de se réjouir de cette avancée diplomatique majeure. Au vrai, Rabat ne manque pas d’arguments solides pour justifier sa position, qu’il s’agisse de l’histoire longue de la monarchie chérifienne, des investissements réalisés sur place ou du programme d’autonomie proposé à ses provinces méridionales.
Biden doit poursuivre cette stratégie
En somme, les accords d’Abraham et leurs prolongements constituent un succès diplomatique inattendu au regard du caractère incertain, voire erratique, des efforts déployés par Donald Trump dans d’autres champs. À ce propos, il faut admettre que la « pression maximale » exercée sur l’Iran n’a pas totalement convaincu, le président américain ayant renoncé à agir au moment propice. Joe Biden et ses alliés européens, complaisants à l’égard de Téhéran, pourront-ils surseoir à l’épreuve de force ? La toute récente exécution d’un dissident iranien, réfugié en France puis enlevé en Irak, rappelle quelle est la réalité politique du régime en place.
Il est vrai enfin que les accords d’Abraham ne garantissent pas un résultat définitif des Etats-Unis au Moyen-Orient ; ils préparent le terrain pour une reconfiguration géopolitique plus large. Aussi faut-il espérer que l’administration Biden s’appuiera sur ce socle pour conduire une grande stratégie moyen-orientale qui combinera la consolidation des positions acquises et le « partage du fardeau », en vue d’objectifs politiques clairs et circonscrits, définis et partagés avec les alliés des Etats-Unis. Il ne saurait être question de passer par pertes et profits cette région éminemment stratégique.
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