À peine écartée de France Inter et de France 2, au nom de la déontologie parce qu’elle est la compagne d’un ministre, la journaliste Audrey Pulvar a été nommée à la tête des Inrockuptibles. Dans son premier éditorial, qu’elle consacrait aux démantèlements des camps de Roms, elle apostrophait le Président de la République : “Cher François, on n’a pas voté pour ça”. La familiarité avec laquelle la journaliste s’adresse au président est surprenante: outre le fait qu’elle est de mauvais augure, parce qu’elle peut devenir synonyme d’irrespect, elle reflète le lien de connivence qui unit le pouvoir politique et la presse. Audrey Pulvar, qui est la compagne d’Arnaud Montebourg, a en effet été nommée directrice des Inrocks par Matthieu Pigasse, le gérant de la banque Lazard, qui a activement soutenu la candidature de François Hollande à l’élection présidentielle.
Toujours est-il que cette connivence journalistique, dénoncée par Jean Quatremer dans son livre Sexe, mensonges et médias et sur son blog, est trop récurrente pour passer inaperçue. Outre Arnaud Montebourg, deux autres ministres du gouvernement Ayrault sont en couple avec des journalistes : Michel Sapin avec une journaliste aux Échos, et Vincent Peillon avec une journaliste au Nouvel Observateur. Et personne n’ignore, évidemment, que le président de la République partage sa vie avec Valérie Trierweiler, toujours salariée de Paris Match. Le phénomène n’est pas nouveau: on se souvient de François Mitterrand, interviewé le 14 juillet 1992 par Anne Sinclair, femme du ministre de l’Industrie de l’époque Dominique Strauss-Kahn, et Christine Ockrent, épouse du ministre de la Santé Bernard Kouchner. À droite, la liaison de Jean-Louis Borloo et de Béatrice Schönberg fut en son temps dénoncée par… Arnaud Montebourg ! Alors? Comment expliquer cette attirance des politiques pour les femmes journalistes ?
C’est du côté de l’anthropologie, et des peuples premiers, que l’on peut s’aventurer à trouver une réponse. Alors que les structures de parenté sont complexes dans nos sociétés dites développées, elles sont plutôt élémentaires chez nos politiques. On retrouve chez eux des pratiques que les anthropologues ont observées dans nombre de sociétés traditionnelles. Claude Lévi-Strauss a expliqué que les structures élémentaires de la parenté étaient fondées sur la « circulation des femmes »[1. Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton de Gruyter, 2002, 591 pages.]. En effet, que l’on soit un indien d’Amazonie ou un homme politique français, on n’épouse pas n’importe qui. La prohibition de l’inceste, qui est universelle et qui établit le passage de la nature à la culture, oblige les hommes à chercher des épouses dans d’autres groupes de parenté. La circulation des femmes est à l’origine d’alliances entre différents groupes. Quand nos politiques se lient avec des journalistes, ils reproduisent ce modèle et expriment un déséquilibre : la politique reste dominée par les hommes alors que le journalisme s’est féminisé. On remarquera que les politiques et les journalistes ne sont pas des groupes très éloignés : ils sont tous issus des mêmes écoles, notamment Sciences Po, puis sont amenés à se côtoyer dans le cadre de leur activité professionnelle, si bien que l’on pourrait parler ici, lorsqu’ils se marient entre eux, d’une certaine forme d’endogamie, un peu comme les Wolof ou les Touareg qui privilégient le mariage avec la cousine croisée matrilatérale.
Les alliances matrimoniales conditionnent d’autres types de relations, notamment politiques et économiques. Sous l’Ancien régime, les mariages entre princes servaient les intérêts politiques des souverains. Aujourd’hui, les liens de parenté semblent encore jouer un rôle non négligeable dans l’exercice du pouvoir, voire dans le recrutement des gouvernants. Il n’a échappé à personne que, d’une élection présidentielle à l’autre, deux candidats de 2012 avaient un lien de parenté avec deux candidats de 2007: Marine Le Pen est la fille de Jean-Marie Le Pen et François Hollande le père des enfants de Ségolène Royal. Comme si deux lignages étaient ici en compétition pour la conquête du pouvoir ! Enfin, lorsqu’on lit dans Le Canard enchainé que l’époux de Fleur Pellerin vient d’entrer au cabinet de Marylise Lebranchu, que le mari de Najat Vallaud-Belkacem est devenu conseiller d’Arnaud Montebourg et que l’épouse du conseiller de l’Élysée Aquilino Morelle dirige le cabinet d’Aurélie Filippetti, on entrevoit que ceux qui ont dénoncé pendant cinq ans la clique du Fouquet’s forment également un clan. Le clan est un concept anthropologique: les anthropologues parlent en effet de “sociétés claniques” lorsque des individus, qui prétendent descendre d’un même ancêtre, sans que cela soit nécessairement démontré, remplissent des fonctions politiques, voire économiques. Ici, François Mitterrand, que l’on surnommait justement Tonton, c’est-à-dire en utilisant un terme de parenté, incarne l’ancêtre dont les membres du clan se réclament. La rose est le végétal qui, tel un totem, permet d’identifier le clan. Dans ces conditions, le jour de l’investiture de François Hollande, la présence de Mazarine, la fille naturelle de François Mitterrand, avait une fonction hautement symbolique.
Mais revenons à la circulation des femmes. Au sein du clan qui rassemble la gauche, le groupe des politiques choisit, avec une certaine fréquence, son épouse dans le groupe des journalistes. Claude Lévi-Strauss a insisté sur « le fait fondamental que ce sont les hommes qui échangent des femmes, non le contraire » : chez les peuples premiers, les femmes sont un matériel que l’on s’échange. La circulation des femmes est en effet au centre d’un système de prestation et de réciprocité qui pose les fondements de l’organisation sociale : on échange des biens matériels, des fonctions, du prestige ou encore des droits. Les anthropologues ont ainsi mis en avant une pratique qu’ils appellent le prix de la fiancée : il s’agit de prestations que le groupe du mari verse au groupe de l’épouse. Ainsi, un groupe donne ses femmes en échange d’une contrepartie. Si l’on transpose ce concept dans notre société, peut-on dire que les femmes journalistes sont une monnaie d’échange entre le monde de la presse et celui de la politique ? Ce n’est pas improbable : chaque année, les politiques permettent à l’État d’allouer des subventions à la presse : en 2011, leur montant était supérieur à 300 millions d’euros. Le journal Le Monde, qui appartient notamment à Matthieu Pigasse, a par exemple reçu 17 millions d’euros de subventions directes en 2010. Du coup, on peut aussi s’interroger: doit-on voir une forme de compensation lorsque Matthieu Pigasse, qui participe en tant que banquier au pouvoir économique, recase les compagnes journalistes de ses amis politiques ? En l’échange de quoi ? On sait que la banque Lazard, qui est une banque d’affaires franco-américaine dont les trois principaux bureaux se situent à New York, Paris et Londres, a su profiter dans le passé de ses liens avec la gauche. En 1924, elle soutient le Cartel des gauches et le monopole de la banque sur le change officiel de la France lui a permis de réaliser de belles opérations à Londres. Après la victoire de François Mitterrand en 1981, la banque, que l’on surnomme « le ministère bis de l’Industrie », échappe à la nationalisation grâce à l’intervention de Jacques Attali.
Pour conclure, nos hommes politiques ne sont évidemment pas des Bororo. Mais quand ils choisissent leur compagne parmi les femmes journalistes, ils semblent reproduire des structures élémentaires de parenté, qui sont fort courantes chez les peuples premiers. Dans les sociétés traditionnelles, ce sont le plus souvent les femmes qui s’occupent de la cueillette, de l’agriculture et de la cuisine : elles font bouillir la marmite et assurent la subsistance du groupe. C’est cette logique que l’on retrouve dans notre société quand les journalistes servent la soupe aux politiques.
*Photo : Patrick Peccatte/Le Nouvel Observateur
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