Entre 1946 et 1949, le jeune Michel avait déjà le don de la formule dans ses chroniques cinématographiques aujourd’hui rassemblées. Redécouverte jouissive du critique qui a précédé le dialoguiste.
Oh qu’il était rosse, teigneux avec ce goût de la polémique, cette envie de dessouder les idoles du moment, les faux résistants et les profiteurs de guerre. Et puis ce sens de la formule assassine, ce don évident pour croquer la société minée d’alors. Il écrivait pour faire mal et blesser les médiocres. Se moquer des sentencieux aura été son occupation favorite durant toute sa vie.
Privé de carte de presse
Il faut dire que le jeune Michel Audiard n’est pas en odeur de sainteté en cette immédiate après-guerre, il est « privé de sa carte de presse pour avoir écrit dans des journaux collaborationnistes ». Peu importe, il écrira quand même sous différents pseudonymes. Jacques Potier lui servira de prête-nom dans L’Étoile du soir, journal issu de la clandestinité, à l’intérieur duquel il jouit d’une totale liberté d’expression. Audiard le reporter nous régale de bons mots et d’une connaissance assez experte du milieu, des productions françaises et américaines, des enjeux économiques, de la législation en vigueur et des freins à la création artistique.
Notre exception culturelle nationale était déjà sujette à des débats et des polémiques. Nos lignes Maginot de papier avaient bien du mal à contenir la pression venue des studios d’Hollywood. Toutes ses chroniques cinématographiques sont réunies dans un volume au titre taquin de Chaque fois qu’un innocent a l’idée de monter un chef-d’œuvre, le chœur des cafards entre en transe, aux éditions Joseph K. On doit ce travail de salubrité publique à Franck Lhomeau qui a établi, annoté et très lumineusement préfacé cette édition.
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Tout ce qui touche à Audiard vaut désormais de l’or, on s’arrache ses rogatons de textes, ses casquettes et ses vélos aux enchères. Avant de nous laisser baigner dans sa langue diablement corrosive, Lhomeau évoque le contexte de l’époque, la nature des journaux. Il raconte surtout la façon dont le futur dialoguiste âgé de seulement 26 ans a évolué dans cette presse sous contrôle et en manque de papier. Audiard se révèle un cinéphile exigeant, pas du tout cocardier, il tape même dur sur certaines stars nationales. Il se paye en 1946 celui qui deviendra son meilleur interprète et son lucratif partenaire : Gabin. Dans L’Imposteur de Duvivier, Gabin est exécuté en règle : « Hollywood aurait pu transformer Gabin, comme tant d’autres, mais en laisser tout de même subsister quelque chose. Or, il n’y a plus de Gabin. M. Gabin est mort. Et, comme le ridicule, lui ne tue plus personne, M. Gabin n’a vraisemblablement pas fini de nous ravir. » Après ça, difficile de discuter gentiment autour d’un verre de Casanis.
Citizen Kane, du cinéma 500 %
Si, à ce moment-là, Audiard doute d’un retour de flamme du dabe sur les écrans, il s’enthousiasme pour Citizen Kane, qualifiant M. Welles de « très grand type arrivant dans une époque de petits bonshommes » : « Citizen Kane c’est, je le répète, du cinéma ! Du cinéma 500 % ! »
Audiard garde les résistants intellectuels dans le pif, toute sa filmographie le prouvera par la suite, il n’aime rien d’autre qu’atomiser les existentialistes victorieux de la vingt-cinquième heure. Surtout ceux qui s’étaient offusqués de la projection de La Grande Illusion, de Renoir, au cinéma Le Normandie, sur les Champs-Élysées. La ressortie de ce chef-d’œuvre interdit depuis six ans avait suscité l’ire de certains, notamment du rédacteur en chef de Franc-Tireur, Georges Altman, qui considérait que le film était une sorte d’hymne à l’amitié franco-allemande, deux ans après les horreurs de la guerre. Audiard prend sa plume et dégomme : « Les résistants Intellectuels (avec un petit r et un grand I) qui à force d’auto-suggestion sont parvenus à confondre en tant qu’atout essentiel de la Victoire, leurs stylos avec les lance-flammes des troupes du débarquement et Paul Éluard avec le général Leclerc, se voilent la face et entonnent le chœur des lamentations à propos de la réappropriation de La Grande Illusion sur l’écran du cinéma Normandie », concluant : « Quant au film, des milliers de spectateurs qui l’avaient vu avant juin 1940, se pressent aujourd’hui en queues interminables pour le revoir. » Sur le même mode, Audiard défend Le Corbeau de Henri-Georges Clouzot car « ce film magnifique et sain […] reflète avec un éclat plutôt cru la mentalité de ses propres censeurs – L’hystérie de la lettre anonyme ».
Contre la poétisation menteuse
La grande affaire d’Audiard le journaliste non encarté est la réécriture plus ou moins crédible des événements par les cinéastes. Selon lui, ils ont tendance « à poétiser l’Histoire », mieux à la « caméraniser », verbe inventé pour l’occasion. Les artistes prendraient beaucoup (trop) de libertés avec une réalité moins tapageuse, moins étincelante, moins transparente. Les faits sont têtus et les héros, comme les poissons volants, ne constituent pas la majorité de l’espèce.
L’antifascisme d’après-coup lui donne l’occasion de nous faire rire amèrement, mais rire quand même. Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini avec Anna Magnani, forteresse du néoréalisme italien, est « suivant la tournure d’esprit du spectateur, une fresque bouleversante ou une formidable tranche de rigolade ! ». Même s’il reconnaît Rossellini comme « un metteur en scène étonnamment doué », louant également le jeu de la grande Anna, il s’étonne perfidement que la population romaine soit montrée comme « une pépinière inépuisable d’héroïques porteurs de grenades, de forcenés confectionneurs d’attentats et d’incomparables francs-tireurs ».
Audiard raille et le lecteur en redemande. Il a trouvé sa veine pamphlétaire qui fera merveille dans sa fructueuse carrière. Ce recueil est gourmand et joyeusement méchant. Cela ne l’empêche pas de faire revivre des films disparus et des vedettes oubliées. Si Audiard s’inclinait devant le génie de Walt Disney, il était plus circonspect sur l’adaptation de La Symphonie pastorale, Palme d’or du premier Festival de Cannes en 1946 : « La Symphonie pastorale est en effet, comme chacun sait, tirée d’un roman de M. André Gide. On peut tirer pas mal de bonnes choses de l’œuvre de M. Gide, des morceaux choisis, des exemples grammaticaux, des fragments d’anthologie scolaire, tout sauf un film. »
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