À Rome, dans les dernières années de la République, la corruption règne à tous les étages, l’argent sale est un outil électoral et l’obtention d’avantages ou de faveurs, un système. On n’a plus l’idée de cela !… Petite leçon de démocratie à la mode latine.
On sait combien les hommes de la Révolution française ont idéalisé la vertu incarnée par la République romaine. Leur guide, c’est Jean-Jacques (Rousseau), le législateur des âmes et l’adversaire de tous les vices ; leur bréviaire, les Vies parallèles des hommes illustres de Plutarque – le destin de Brutus qui pousse le bouchon jusqu’à assassiner Jules César, son père adoptif, pour sauver la patrie leur tirait des larmes.
Aussi eussent-ils frémi d’horreur, eux qui voulaient purger l’Europe de ses tyrans et régénérer le genre humain – Marat l’intransigeant, le justicier furibond poignardé dans sa baignoire, ou Robespierre l’incorruptible, malade de pureté et fanatiquement honnête –, s’ils avaient su à quel degré la corruption sévissait à Rome dans les ultimes décennies de la République.
Tous étaient fils de Brutus dans leur rêve.
Oublions Mirabeau, stipendié en douce par le roi Louis XVI, et Danton, plus indulgent, c’est-à-dire un brin vénal –et prévaricateur !
Quand on relit les auteurs latins Salluste et Cicéron, deux indignés de l’époque, vantés pour leur éloquence – mais eux non plus n’étaient pas blancs comme neige –, on doit se rendre à l’évidence : la concussion, les scandales financiers et les affaires ont été au cœur de la vie démocratique à Rome.
Tous pourris ?
Nous sommes au Ier siècle avant J.-C.
Rome, toujours hantée par la guerre civile, vit des heures troubles. Le frêle équilibre des institutions que la République avait su maintenir à ses débuts menace de se briser. Les mœurs des élites ont changé, le souci du bien commun s’est perdu.
De l’idéal austère du patriciat ancien ne subsiste qu’une faible et glorieuse empreinte.
Les valeurs civiques – peut-être n’ont-elles été dès l’origine que les ressorts d’une illusion passionnée – s’effacent devant les prétentions d’une caste sénatoriale qui s’arroge tous les droits et ne défend plus que ses intérêts.
Le fier emblème de la République, SPQR (Senatus Populus que Romanus), qui figure au fronton des temples et des édifices publics et qui symbolise l’unité de la nation, c’est une blague ! À moins d’être aveugle – la plupart des citoyens le sont tout en éprouvant confusément un malaise –, on ne peut que constater la fracture entre le peuple et les élites.
Au sommet de l’État, on se croit tout permis ; on se dépêche d’être riche et puissant – on l’était déjà par la naissance, ben quoi ?…on fait fructifier ce qu’on a reçu ! On s’affaire, on se déprave, on se hisse.On privatise. Le pouvoir, les dignités, les places – consuls, préteurs (magistrats), questeurs (comptables du Trésor public), édiles. On prend tout, on veut tout. Et vite.
La République se met au service d’une oligarchie avide qui cumule le pouvoir et l’argent.Autrefois, s’engager au service de l’État, c’était obéir à un devoir moral et patriotique. « De nos jours, se récrie Salluste, les hommes nouveaux s’efforcent de conquérir commandements et honneurs non par le mérite, mais par le brigandage[tooltips content= »Cette chronique doit beaucoup aux travaux de l’historienne Cristina Rosillo Lopez, auteur de La Corruption à la fin de la République romaine, IIe-Ier siècle avant J.-C., Franz Steiner Verlag, 2010. »](1)[/tooltips] » ! En latin, rapina, ça dit bien ce que ça veut dire : « Vol ou pillage commis avec violence par des malfaiteurs généralement en bande[tooltips content= »On songe à la subtile pudeur de Jaurès parlant du gouvernement révolutionnaire de la Ire République : « Le brigandage du négoce, qu’il faut bien distinguer du commerce », dit-il… Ah ! ces socialistes – ils sont impayables ! »](2)[/tooltips]. »
Oui, je sais, je vous parle ici d’un pays lointain, et d’une époque révolue, nous vivons en France sous le régime d’un président ennemi de la fraude et partisan d’une république irréprochable. Nous sommes français grâce à Dieu, gouvernés par des personnes qui nous aiment et qui nous protègent.
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Petite leçon d’économie antique !
Un peu d’histoire – car tout est vrai, tout recommence.
À l’époque, l’annexion des régions conquises par la république impériale alimente un flux considérable de richesses vers Rome. Tandis que les paysans sont livrés aux spéculations des grands domaines agricoles, le commerce s’enfle des capitaux étrangers qui circulent d’un rivage à l’autre du monde romain.
La mondialisation heureuse, déjà ?
Des hommes ambitieux et habiles bâtissent leur puissance en contrôlant de vastes réseaux financiers. Des fortunes immenses s’amassent en peu de temps. Les pauvres sont de plus en plus pauvres, et les riches de plus en plus riches. Les inégalités deviennent colossales. La colère monte. On l’ignore ou on la réprime.
Ça ne peut pas durer.
Dans les dernières décennies de la République, la concurrence entre les partis politiques – et au sein même des partis– devient féroce. Pour gagner les élections, il faut dépasser ses rivaux en faste et en prodigalités.
La corruption règne à tous les étages.
Car à Rome, l’argent sale est un outil électoral. Et l’obtention d’avantages et de faveurs, la brigue (en latin : l’ambitus), un système.
On n’a plus l’idée de cela – pardon, je suis taquin !
On distingue alors deux types de délit : le péculat, le vol d’argent public, et la res repetunda, à savoir l’acceptation illicite de dons, de (rétro)commissions, de cadeaux, bref, l’enrichissement personnel lié à une charge publique.
Dès le milieu du IIe siècle (avant J.-C.), ces infractions relèvent d’un tribunal permanent, mais les pots-de-vin offerts par les ambassadeurs étrangers, les conflits d’intérêts et les malversations les plus flagrantes sont rarement condamnés, faute de preuves.
Les signes extérieurs de richesse, quand on est déjà riche, et qu’on fréquente des riches, qu’est-ce que ça prouve, hein ? Une villa à Capri, un yacht à Ostie, un palais à Syracuse (ou un riad à Marrakech), et alors ?
D’ailleurs, la corruption, quel vilain mot ! C’est du lien social, une solidarité de clan, une forme d’amitié entre égaux. On dirait aujourd’hui : du copinage, parce qu’on adore simplifier.
Car dans notre appréhension de la chose publique romaine, nous peinons à séparer trois pratiques distinctes : la corruption, le clientélisme, soit un lien d’allégeance personnelle entre un patron et son protégé, et ce qu’on appelle à Rome l’évergétisme. Une coutume locale qui consiste pour un notable fortuné à faire bénéficier la collectivité de ses largesses.
On offre au peuple des fêtes, des banquets, des stades, des amphithéâtres. Une bibliothèque ? À quoi bon puisque la plèbe est analphabète ? Des grandes vacances ? Non, on n’est pas à Levallois-Perret ! Ce qu’ils réclament: « Du pain et des jeux. »
En français d’aujourd’hui : « Le foot et le loto » !
Les Romains n’ont pas songé à se doter d’une loi hypocrite visant à réguler le financement des campagnes électorales et des partis politiques.Un sénateur avisé doit donc compter sur son patrimoine, sur celui de sa famille et de ses alliés les plus fortunés.
Un peu comme aux États-Unis aujourd’hui ?… Lors de la dernière élection présidentielle, en novembre 2020, les frais de campagne ont atteint 456 millions de dollars pour Trump et 484 pour Biden.
À Rome aussi, les prêts sont contractés auprès d’amis sûrs, ce qui vaut mieux que de s’adresser à des gens peu recommandables, des barbares sans honneur, des parvenus, des métèques chamarrés d’or et d’infâmes superstitions – Égyptiens, Syriens ou Scythes qui rêvent d’acheter en sous-main les gladiateurs du Colisée, de faire rôtir les oies sacrées du Capitole et vas-y ! de transformer le Forum en bazar.
Ces transactions occultes sont-elles légales ? Pas vraiment. Que fait la justice ? Pas grand-chose.
Les élus crapuleux sont naturellement assez riches pour acheter les juges. Et quand par miracle ils sont condamnés, ils parviennent le plus souvent à s’enfuir dans un exil doré ; ils échappent à l’amende : 40 millions de sesterces dans le cas du sinistre Verrès, le propréteur (gouverneur) de la Sicile – un mixte entre Göring et Cahuzac. Un précurseur ?… Accusé de fraude et de parjure par Cicéron, esthète et scélérat – il a dérobé les œuvres d’art de toute la province –, il devra se réfugier… à Marseille.
Bref, à Rome, un homme pauvre, isolé et sans relations ne peut s’élever sur la scène publique.
Si l’on veut conquérir le pouvoir, il faut au préalable avoir tissé autour de soi un vaste réseau d’obligés, de clients, d’affidés, qui en échange de services rendus vous apporteront leur soutien – en espèces sonnantes et trébuchantes – au moment des grands rendez-vous électoraux. Les prêteurs seront récompensés plus tard.
Tous ces traficotages ne font que s’amplifier pendant les élections, mais les mandats des magistrats étant annuels, la Ville est en permanence en période électorale !
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Ce qui mine le dernier siècle de la République, et ce qui va précipiter sa chute (entre la mort de Jules César en -44 et l’avènement d’Auguste qui met fin à plusieurs années de guerre civile, en -27), c’est la compétition stérile entre les deux partis dominants : les Populares et les Optimates. La gauche et la droite ? Pas tout à fait, encore que.
D’un côté, on a les conservateurs qui s’appuient sur la tradition et l’autorité des anciens. De l’autre, les tribuns de la plèbe, faux démocrates et vrais démagogues, qui convoquent les suffrages de la rue et manipulent habilement l’opinion pour assouvir leurs ambitions personnelles. Les premiers se drapent avec emphase dans les valeurs sacrées de la République tout en agitant le chiffon rouge du populisme. Les seconds ameutent la foule, appellent à la « convergence des luttes » et fédèrent les mécontents.
Étrange pays.
On mentionne dans les annales les agissements d’un certain Lucius Melenchonus, qui par ses diatribes contre le système, ne cessa de susciter de fausses espérances dans le cœur des gens.
Le peuple est le spectateur las des rivalités entre ces deux factions qui semblent uniquement guidées par la soif de pouvoir et l’appât du gain. Aussi Salluste qui feint de s’en étonner sonne l’alarme :
« Mais qui sont ces hommes qui se sont emparés de la République ? Des gens d’une cupidité sans bornes pour qui tout ce qui est vertu ou vice est une occasion de profits. Plus ils sont coupables, plus ils sont à l’abri ! La crainte que devraient leur inspirer leurs crimes, c’est à vous qu’ils l’inspirent, par votre lâcheté. Si vous aviez autant souci de la liberté qu’ils ont de rage pour la domination, la République ne serait pas livrée au pillage, et vos bienfaits iraient aux meilleurs, non aux plus effrontés ! »
Il a un petit côté Gilet jaune, Salluste, dans ses exagérations et dans ses refus – mais sa valeureuse tirade, hélas, resta sans effet, Rome s’enfonça toujours plus dans le lucre et dans la décadence.
Et nous alors ?
Plusieurs sondages montrent qu’aujourd’hui environ 70 % des Français estiment que leurs dirigeants politiques sont « plutôt corrompus ». En 2019, la France était classée au 23e rang en matière de corruption avec un IPC (indice de perception de la corruption) de 69/100 selon Transparency International[tooltips content= »0 correspondant à un pays extrêmement corrompu et 100 à un pays sans corruption. »](3)[/tooltips] – loin derrière la Suisse et juste après les Émirats arabes unis !
Pas de quoi se vanter.
La corruption – Cioran, dans son essai De la France, y voyait l’apanage d’une civilisation molle et faisandée –, c’est d’abord une mauvaise odeur qu’on décèle, avant d’être un délit qu’on doit constater et punir.
Mais comment font-ils à Transparency International pour calculer ça ?… Je l’ignore.
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