En attendant la réouverture des salles de cinéma, on peut toujours étancher sa soif de cinéma avec des DVD et Blu-ray: les éditeurs en profitent pour exhumer quelques pépites. Aujourd’hui Le cave se rebiffe, de Gilles Grangier, une pépite du cinéma français où tout sonne juste.
À l’origine de ce film de Gilles Grangier, le roman homonyme d’Albert Simonin issu de la trilogie dite de « Max le Menteur » publiée dans les années 1950 et dont les deux autres volets donneront naissance eux aussi à des films : Touchez pas au grisbi de Jacques Becker et Les Tontons flingueurs de Georges Lautner. Si Becker joue sans modération et avec brio la carte du polar très noir, Grangier, imité ensuite par un Lautner qui lui en sera toujours reconnaissant, s’éloigne très nettement du roman initial pour inventer un genre à lui tout seul : le vrai-faux polar déconnant à souhait. Certes, Simonin et Grangier ont participé à l’écriture de l’adaptation, mais c’est essentiellement Audiard qui est ici à la manœuvre, et seul même aux dialogues. Le moindre second couteau est ainsi susceptible d’incarner un prototype de crétin qui fera date (dans le cas présent, c’est Éric dit « le Gigolpince ») et de prononcer des répliques d’anthologie. C’est que l’histoire n’a réellement aucune importance : côté scénario, tout est dans le titre, ou presque. Ce qui compte ici c’est le plaisir simple et brut d’entendre et de voir des cabots de génie proférer des âneries admirables, parfois perles de chauffeurs de taxi parisiens recyclées par un styliste talentueux, la plupart du temps inventions débridées d’un athlète du dialogue en forme de combat de boxe. Michel Audiard est en effet au centre de ce film, comme de tant d’autres, exceptés peut-être ceux qu’il a réalisés lui-même qui, paradoxalement, tiennent beaucoup moins bien la route.
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Or donc, il faudrait citer l’intégralité de la distribution du Cave se rebiffe, Jean Gabin en tête. Grangier se paye le luxe de ne faire apparaître sa vedette absolue qu’au bout de vingt minutes durant lesquelles on peut savourer à loisir la ronde des premiers ou seconds couteaux incarnés par Bernard Blier, Frank Villard, Antoine Balpétré, Françoise Rosay, Martine Carol et Ginette Leclerc. Ça fuse de toutes parts : « L’Honnêteté, ça se paye », « Dans un ménage, quand l’homme ne ramène pas un certain volume d’oseille, l’autorité devient, ni plus, ni moins, que d’la tyrannie… », ou encore « Les bénéfices ça se divise, la réclusion ça s’additionne ». Et ce n’est là qu’un petit échantillon représentatif de ce qu’Audiard parvient à mettre dans la bouche de ces messieurs-dames. Les mets royaux revenant au « Dab », c’est-à-dire à Gabin qui à propos du fameux « Gigolpince » lance à Rosay cette réplique immortelle : « Celui-là c’est un gabarit exceptionnel ! Si la connerie se mesurait, il servirait de mètre étalon ! Il serait à Sèvres ! » On s’en voudrait de ne pas citer enfin le cave dont il est question : Maurice Biraud qui trouvait là un rôle à la mesure de son talent. Il est impeccable dans le rôle du prolo graveur aux mains d’or, effectuant avec Gabin un pas de deux jubilatoire.
Un classique qui ne vieillit pas
Ce film a soixante ans et pas une ride, contrairement à la plupart des comédies françaises actuelles qui sont comme des petites vieilles se régalant de sujets sociaux avec une bienveillance dégoûtante. Le cave se rebiffe ne se prend jamais au sérieux et ne méprise jamais son spectateur, autre différence essentielle. Et puis, c’est une nouvelle occasion de réhabiliter encore et toujours Gilles Grangier. Auteur de Mémoires intitulées Passé la Loire, c’est l’aventure, Grangier fut un artisan plus que digne du cinéma français dit commercial. En dépit de cette étiquette, il a su donner à Gabin parmi ses plus beaux rôles de la seconde moitié de sa carrière (Le Désordre et la Nuit en tête, mais aussi Le rouge est mis, Gas-oil, Le Sang à la tête, Maigret voit rouge, Sous le signe du taureau). Et c’est un peintre habile de ce peuple derrière lequel nombre de ses petits confrères réalisateurs couraient sans jamais pouvoir le saisir véritablement. Chez Grangier, tout sonne juste, même dans un ironique vrai-faux polar comme Le cave se rebiffe.
Le cave se rebiffe, de Gilles Grangier. En Blu-ray, édité par Gaumont.