Je ne crois pas à la « mise entre parenthèses de l’exigence
démocratique » qui résulterait des dispositions exceptionnelles qu’une
insupportable actualité contraindrait à prendre.
La période troublée, éprouvante que nous vivons, avec la multitude de crises que le pouvoir doit affronter et auxquelles nous sommes confrontés dans notre quotidienneté d’humains et de citoyens, fait surgir trop de prophètes de malheur démocratique.
Ils se recrutent beaucoup parmi les avocats et de fait ce ne sont pas les plus médiocres qui s’expriment.
On en trouve aussi parmi les intellectuels pour lesquels une absence de morosité républicaine serait incompatible avec l’importance qu’ils cherchent à se donner.
Il y a, de toutes manières, des psychologies singulières qui, en toute bonne foi, ne pourraient concevoir la marche du monde que sous l’angle d’un pessimisme obstiné et se croyant sans cesse plus lucide que les bouffées d’espérance venant rassurer, consoler ou mobiliser.
Me Henri Leclerc, Me Patrice Spinosi: « Il me semble que ce n’est pas offenser ces intelligences déprimées que de les qualifier de prophètes de malheur démocratique »
J’ai évoqué d’abord les avocats parce que chez certains d’entre eux la passion vive de la liberté, dominant l’exigence moins considérée de la sécurité, et le souci obsessionnel du droit suscitent des réflexions et un climat qui, oubliant le passé et sautant par-dessus le présent, anticipent un futur forcément menaçant, désiré telle une preuve de l’inéluctabilité du pire supputé.
Pour Me Henri Leclerc qui demeure fidèle à une ligne constante toujours largement approuvée par une gauche se revendiquant dépositaire du seul humanisme qui vaille, « l’État fait, sans s’en rendre compte, des concessions aux ennemis de la liberté. »
Me Patrice Spinosi n’est pas en reste, et même bien davantage. Ce cabinet, où officie également le remarquable François Sureau qui partage les mêmes préoccupations et inquiétudes que son associé et avec lequel, sur ces thèmes, j’ai croisé à plusieurs reprises amicalement le fer, n’est à l’abri d’aucune angoisse républicaine et est prêt à les accueillir toutes, tant pour lui les virtualités présumées dangereuses sont plus tangibles que les périls tragiquement concrets de chaque instant. Me Patrice Spinosi, qui n’est pas désaccordé d’avec la philosophie sociale et juridique du Monde qui le questionne, n’hésite pas à nous prédire que « nous bâtissons notre asservissement de demain » et que « pendant un état d’urgence, qu’il soit terroriste ou sanitaire, l’exigence démocratique est mise entre parenthèses », sa pensée étant plus abruptement résumée par le quotidien : « Pour cet avocat, les lois sécuritaires permettront à un gouvernement populiste de surveiller la population ».
Il me semble que ce n’est pas offenser ces intelligences déprimées que de les qualifier de prophètes de malheur démocratique.
D’abord parce qu’il n’est pas un moment de notre Histoire, une étape de notre société où ils se sont dispensés de cette approche, où ils nous auraient privés de leur négativité.
À tout coup, dans l’arbitrage républicain qu’un pouvoir se doit d’opérer entre les nécessités de sa protection et les risques de sa dénaturation, le choix est toujours le même pour ces voluptueux Cassandre qui aspirent aux frissons des discours anxiogènes. Les premières sont systématiquement reléguées au bénéfice des seconds. Les certitudes au bénéfice des éventualités. Le sûr du péril au bénéfice du danger seulement supposé.
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Ce processus déjà discutable à cause de son caractère jamais remis en question est encore plus choquant dans ce temps où l’infinité des épreuves, le poids des souffrances et l’incroyable diversité des épées de Damoclès suspendues sur nos destins et notre sauvegarde ne devraient pas laisser de place à d’autres interrogations que celles tenant à notre survie sans que nous soyons coupables pour cela de non-humanisme.
Il m’apparaît que la focalisation sur un futur présumé dévastateur « populisme » – ce serait le mal suprême – et « asservissement de demain » – n’est pas loin de relever d’une mise en danger d’une société actuellement attaquée aux bords de son délitement sans une défense efficace.
Il y a quelque chose de surréaliste, face à un réel constamment menaçant, à nous entretenir de fantasmes engendrés par le lien pervers du droit dans une définition univoque et de la liberté dans un sens suicidaire.
Surtout, je ne crois pas à la « mise entre parenthèses de l’exigence démocratique » qui résulterait des dispositions exceptionnelles qu’une insupportable actualité contraindrait à prendre.
En effet j’irais jusqu’à soutenir, au contraire, que ce qui est décidé par un pouvoir légitime, approuvé par le parlement et validé par des instances de contrôle bénéficie d’une présomption démocratique, grâce à laquelle ce qui s’inscrit dans un espace bouleversé par les défis du présent et les obligations même de rupture par rapport à la normalité qu’il est susceptible d’engendrer, ne perd jamais rien de sa tonalité républicaine.
On ne sort pas de la démocratie quand on se plie à ce qu’elle doit inventer pour se défendre, quoi qu’il lui en coûte, quoi qu’en pensent les dogmatiques compulsifs qui préféreraient la voir mourir dans sa pureté théorique que sauvée par un pragmatisme la conduisant à adapter ses principes aux maux qui l’affectent.
Je conviens que ces prophètes de malheur sont là, certes, pour nous garder en éveil, pour nous donner mauvaise conscience mais de grâce qu’ils n’en abusent pas !
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