Accueil Société 2062, les cinquante ans de la viande artificielle

2062, les cinquante ans de la viande artificielle


Ce soir-là, et contrairement à son habitude, Julia[1. À part ceux des deux principaux protagonistes et de leurs amis, aucun des noms propres de cette fable n’a été inventé, et aucun des faits ni des chiffres cités (antérieurs à juin 2012) n’est imaginaire, hélas.], rentrant de l’école, ne jeta pas même un regard distrait à son virtuel. Sitôt décontaminée, elle entra à grand fracas dans le bureau de son père, en pleine correction de copies, et, d’une voix blanche, lui débita d’un coup ce qui la tracassait depuis le matin :
– « Dade, selon le prof principal, il paraît que nous ne serions qu’une bande d’ignorants, vu qu’on ne savait même pas ce qui s’est passé de « fondamental », c’est le mot qu’il a utilisé, il y a tout juste cinquante ans, en août 2012. »[access capability= »lire_inedits »]

L’adolescente en était encore ulcérée. Jérôme se redressa, posa son crayon rouge et la fixa avec un demi-sourire ; décidément, les lacunes de sa fille en culture générale l’étonneraient toujours.

– « Et en fin de compte, il vous a révélé le pot-aux-roses, Monsieur… comment s’appelle-t-il, déjà ? Il vous a dit, pour 2012 ?

– Dupin ? Non, même pas. Figure-toi qu’il nous a demandé de faire une recherche pour demain, tu te rends compte ? Comme si on avait besoin de savoir ce qui a eu lieu, de soi-disant « fondamental », il y a si longtemps…

– Détrompe-toi, ma chérie. Il a raison, ton Monsieur Dupin. Il y a un demi-siècle, en 2012, donc, des savants ont inventé la viande artificielle − ce qu’on appelle maintenant la plastiviande. Je dirais presque, il y a seulement cinquante ans, tant cette découverte a changé la face du monde. Dis-moi, on vous a quand même expliqué, au collège, ce qui se passait avant ? Comment les gens, même… normaux, mangeaient des morceaux d’animal mort ?

– Tais-toi, Dade, j’arrive toujours pas à le croire. Oui, quand on nous en a parlé en CT 8, je me souviens que Marc a vomi en classe, et que Sido a été malade pendant trois jours. Manger des animaux morts !

– Tu sais, les hommes ont fait ça pendant des millénaires. Il est vrai qu’ils se sont aussi longtemps entre-dévorés, ce qui n’était pas très différent. Bref, vers le début du XXIe siècle, de grands scientifiques, des économistes, des responsables écologistes et des industriels se sont dit qu’il était temps d’en finir avec cet usage barbare.

– Barbare ? Monstrueux, oui ! Immonde ! Rien que d’y penser…

– Si tu veux. Ce sont eux qui, les premiers, ont mis la main à la pâte. Tous y avaient intérêt. Les écologistes soulignaient, en s’appuyant sur les travaux de chercheurs hollandais, que la viande artificielle, en mettant fin à l’élevage, réduirait du coup de 99 % la surface des sols occupés, et de 78 % l’émission de gaz à effet de serre. Ils citaient souvent un biochimiste de l’université de Stanford, Patrick Brown, pour qui l’élevage constituait « de loin la plus grande catastrophe environnementale en cours ». Les macro-économistes notaient qu’il faudrait bientôt nourrir 9 ou 10 milliards d’êtres humains, et que la production industrielle de nutriments était désormais un impératif absolu, une question vitale. Certains d’entre eux évoquaient ce qui s’était passé à la fin de la Préhistoire : le passage de la chasse et de la cueillette à la culture et à l’élevage, une mutation sans laquelle, disaient-ils, l’humanité aurait été condamnée à végéter puis à disparaître. Les magnats de l’agroalimentaire, de leur côté, y voyaient une mine d’or aussi fabuleuse qu’inépuisable, puisque ceux qui détiendraient les brevets, les laboratoires et le savoir-faire contrôleraient par là-même l’alimentation mondiale. Un hold-up légal qui ferait passer l’histoire des OGM et du maïs transgénique pour une simple rigolade, et Monsanto pour un petit joueur. Enfin, certains groupes d’amis des bêtes plus ou moins liés aux mouvements de l’écologie radicale, comme PETA − People for Ethical Treatment of Animals − déclaraient que cette opération serait en outre hautement morale, et parfaitement en phase avec la culture compassionnelle, puisque la viande in vitro mettrait « un terme à la souffrance de milliards d’animaux dans les élevages intensifs et les abattoirs[2. Isabelle Goetz, cité in I. Sorente, « La viande in vitro, cuisine cellulaire », Le Monde du 23 juin 2012, supplément Sciences et Techno, page 2.].

Grâce à cette révolution, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes. En 2008, année où l’Union européenne donna son accord pour la commercialisation de viande d’animaux clonés, PETA offrit une récompense de 1 million de dollars au laboratoire qui parviendrait à produire de la viande de poulet synthétique avant l’été 2012. En parallèle, plusieurs équipes de scientifiques hollandais tentaient de faire la course en tête. Alors que Bernard Roelen, un professeur de science vétérinaire de l’université d’Utrecht, essayait d’élaborer de la viande de porc artificielle, Mark Post, le futur prix Nobel, alors simple professeur de physiologie vasculaire à l’université de Maastricht, poursuivait ses recherches sur la fabrication de viande de bœuf. En octobre 2011, Post lança le fameux « In Vitro Meat Project », qui consistait à prélever par biopsie des cellules souches, à en accélérer la prolifération par stimulation électrique et chimique, puis à les transformer en fibres musculaires. La difficulté, c’était de faire se dupliquer les cellules sur un mode industriel, bref, de passer de l’éprouvette à l’usine, puis à l’hypermarché. Après 30 duplications cellulaires, expliquait Post, on a 1 milliard de cellules, soit environ 100 g de viande, l’équivalent d’un steak haché. Mais après 50 duplications, on en a 100 tonnes[3. Ibidem.] : un bifteck de plusieurs kilomètres de long, uniforme, sans défaut, sans nerf et sans gras, sans saveur ni odeur désagréable. Mark Post y parvint au cours de l’été 2012 et le 20 août, toutes les télévisions du monde étaient présentes lorsqu’il dévora en direct le premier hamburger à la plastiviande de l’histoire de l’humanité…

– Ben c’était pas trop tôt…

– Ensuite, tout est allé très vite. Les industriels de l’agroalimentaire ont mis la gomme, multiplié les labos, construit les usines ; la Bourse s’est emballée, les chercheurs ont bénéficié de crédits insensés et, dès 2015, ils sont parvenus à 60 duplications. Du coup, malgré les bénéfices colossaux engrangés au passage par les multinationales, le prix de la viande a littéralement dégringolé, et tous les éleveurs ont dû mettre la clé sous la porte. Au début, certains États comme la France ont bien essayé de soutenir leur agriculture et de subventionner massivement l’élevage. Mais ils ont aussitôt été condamnés par la Cour de justice de l’Union européenne pour pratiques anticoncurrentielles, et ils ont fini par comprendre que cela ne servait plus à rien. En Europe, l’élevage de bétail avait pratiquement disparu en 2020 − ne subsistaient plus que quelques rares exploitations qui, à prix d’or, fournissaient en viande naturelle les restaurants de grand luxe. Avec les éleveurs, disparurent aussi le bétail, les cultures destinées à son alimentation − et la plupart des espèces animales sauvages. Comme elles s’étaient mises à pulluler dans les anciennes prairies laissées en jachère, il a bien fallu les éradiquer; et puisqu’il n’était plus question de leur tirer dessus et de les faire souffrir, on a été contraint de répandre des virus artificiels du type myxomatose. Désormais, nos campagnes sont riantes, mais silencieuses. Elles sont enfin propres : plus de bouses, de déjections, de cadavres, plus de fumier ni de lisier. Hygiéniques comme des paillasses de laboratoire. Du reste, la faillite des éleveurs a permis aux labos-usines de s’installer à bon compte en dehors des villes, d’embaucher les anciens paysans comme laborantins et de produire à moindre coût la bonne plastiviande que nous mangeons tous les jours. Quant à la viande « naturelle », ne t’en fais pas, ma chérie, il y a aucun risque que tu en manges un jour, puisque sa consommation a été interdite par une Directive européenne en 2022, puis par la Charte internationale sur l’égalité de traitement entre humains et animaux de 2030.

– Pourtant, Sido prétend que certaines personnes en mangeraient encore…

– J’ai vaguement entendu parler de cette rumeur, et d’un groupuscule dénommé « Le bœuf clandestin » qui élèverait secrètement des animaux pour les manger, soi-disant parce que leur viande aurait du goût, alors que la plastiviande n’a que la saveur des arômes de synthèse qu’on y ajoute. Mais j’ai du mal à y croire. Et même si de tels monstres existent encore, je suis sûr qu’ils finiront par disparaître, ou par comprendre leur erreur. Que veux-tu, c’est le sens de l’Histoire. L’homme est appelé à progresser jusqu’à l’infini, et à devenir l’égal des dieux. Or, les dieux ne tuent pas des bêtes pour les manger. Allez, ma chérie, tout ça m’a donné faim. Tu t’es bien décontaminée en rentrant ? On va se régaler : pour le dîner, j’ai acheté du Soleil vert ! »[/access]

*Photo : BobPetUK

Juillet-août 2012 . N°49 50

Article extrait du Magazine Causeur



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est né en 1964. Il est professeur de droit public à l’université Paris Descartes, où il enseigne le droit constitutionnel et s’intéresse tout particulièrement à l’histoire des idées et des mentalités. Après avoir travaillé sur l’utopie et l’idée de progrès (L’invention du progrès, CNRS éditions, 2010), il a publié une Histoire de la politesse (2006), une Histoire du snobisme (2008) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (élu par la rédaction du magazine Lire Meilleur livre d’histoire littéraire de l’année 2011).

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