Mille choses concrètes, dix mille trésors manifestes et une infinité de détails sensibles font la splendeur française. Mais à sa source se trouve aussi quelque chose d’à peine visible, une certaine tournure d’esprit qui préside aux œuvres et aux actes et dont on peut − quand bien même il s’agit d’une réalité volatile et abstraite − saisir des traces, notamment dans la langue, surtout dans la langue. Car une langue, finalement, est un programme spirituel, un logiciel d’appréhension du monde et de soi.[access capability= »lire_inedits »]
La nôtre recèle, à mon sens, un indice essentiel, cardinal, plus symptomatique qu’aucun autre : le « e » caduc (souvent, mais improprement, dit « e » muet, car il ne l’est pas toujours). « E » est la voyelle dont la fréquence est la plus haute en français (dans ce texte, déjà 114 occurrences), voyelle si envahissante que Perec tenta de la faire disparaître d’un roman − cela représentait la prouesse absolue. Or, cette voyelle omniprésente à l’œil est intermittente, malicieusement variable à l’oreille : caduque en fin de mot, elle reste ou tombe à l’oral, se déclinant en de subtiles nuances, allant d’un léger souffle à l’absence − selon ce qui suit et qui parle. D’ailleurs, plus le langage est relâché, plus elle devient fantomatique.
Eh bien, nous avons là une lettre magique, un joker phrastique tel qu’aucun autre peuple, je crois, n’en a dans les replis de sa langue. En effet, de ce détail découlent une kyrielle de conséquences : osons l’affirmer, ce « e » qui se dit ou se tait, se martèle ou se murmure, marque d’une empreinte décisive toute la morphologie de notre esprit. Sa souplesse particulière prédispose à la finesse, la légèreté, la vitesse, la grâce, l’estoc propres à un peuple qui a codifié et la danse et l’escrime. Son ambiguïté prépare l’esprit à la nuance, au second degré, à l’ironie, tous ces raffinements de l’esprit qui, tels notre voyelle, imprègnent ou engendrent un discours sans pour autant s’y exprimer directement. Le « e » caduc est là pour nous affranchir du cul-de-plomb et des semelles épaisses des logiques littérales. Il nous libère du premier degré.
À l’œil, et souvent à l’oreille, ce « e » à la présence si subtile s’apparente spontanément à la désinence du féminin, cette terminaison du mot qui signale son genre. Comparons cette manière avec celle dont usent nos voisins (et voisines). La nouvelle langue impériale de ce monde, l’anglaise, qui a succédé à la nôtre, si elle possède des genres, n’en a plus les désinences. Comment s’étonner alors qu’elle propage partout un principe uniformisateur ? Les autres langues latines en possèdent de très franches, qu’on songe au « a » italien, si sonore, mais si catégorique… Dans notre encodage spirituel à nous, si le féminin est marqué, c’est d’une façon où il se trouve frôler le masculin[1. Étienne Dolet, dans sa Manière de bien traduire d’une langue en aultre : d’aduantage de la punctuation de la langue Francoyse, plus des accents d’ycelle (1540), attribue un sexe différent au « e » caduc et au « e » tonique (syntaxe modernisée) : « La lettre appelée e a deux sons et une double prononciation en français. La première est dite masculine et l’autre féminine. La masculine est nommée ainsi parce que é masculin a le son plus viril, plus robuste et sonnant plus fort […] L’autre prononciation de cette lettre e est féminine, c’est-à-dire de peu de son et sans véhémence ».]. Les deux genres ne sont pas séparés par une division tranchée, mais acoquinés dans un jeu subtil. Et cela a produit nos mœurs : ni séparation, ni confusion : théâtre permanent. En témoigne la présence centrale de la femme dans la société française, et cela des siècles avant 68. Il y eut bien des lionnes avant les « Chiennes de garde ». Maîtresses des salons littéraires, épouses influentes, régentes, régulatrices du goût, voire pucelle sainte armée comme un homme : voici bien du féminin lové dans ce « e » caduc.
L’Universel classique
Mais ce « e » final est également la marque d’un autre phénomène expressément français : celui de la « désaccentuation » tonique. En effet, ce « e » est devenu caduc dans l’atténuation progressive jusqu’à la quasi-disparition (du moins dans le français officiel − littéraire ou institutionnel), de l’accent tonique, qui insistait sur l’avant-dernière syllabe, disparition ayant entraîné l’abrègement de la suivante. Or, cet abandon peut se lire comme une volonté de dépassement de l’émotion immédiate, orale, brute, une volonté de formalisation par le recours à l’implicite plutôt qu’au rappel criard, une sobriété majestueuse, moins chamarrée que moirée de nuances qui définit tant le classicisme que l’élégance française. Un classicisme qui exige le dépassement de soi, l’inhibition des reliefs superflus et la normalisation élitaire ; donc un universalisme, mais un universalisme très différent de l’universalisme anglo-saxon qui informe aujourd’hui la « mondialisation » et promeut les particularités les plus triviales, tout en prétendant neutraliser par le droit les facteurs conflictuels qu’elles sécrètent. Un universalisme bien à ras des races et des subjectivités individuelles qui devrait répugner comme une barbarie obscène à tout locuteur responsable de la langue aux « e » caducs.
S’il fait encore bon vivre en France aujourd’hui, c’est parce que, en dépit d’une dégradation manifeste et accélérée, profitant de l’inertie d’un génie presque bimillénaire, nous baignons encore dans le rayonnement de cette langue − de ce programme. Ensuite, il ne nous est pas interdit d’espérer, car tant que demeure cette langue, demeure le germe qui nous permettra peut-être d’actualiser demain à nouveau la tradition de grandeur qui fut la nôtre, laquelle diffère singulièrement du gigantisme américain, de l’arasement légaliste et conquérant de l’islam ou de la force de frappe du milliard de locuteurs chinois. Une grandeur qui ne tient ni au nombre ni à la force brute, mais à une certaine tenue. Notre langue exige, notre langue oblige, à travers ce « e » caduc qui nous garantit toujours un avantage décisif en termes de surprise, de finesse et d’élasticité, ce « e » qui s’efface devant une voyelle afin de l’embrasser totalement − french kiss − ou bien qui s’articule pour conférer à la consonne subséquente un élan plus terrible – furia francese.
C’est pourquoi, en cette ère où se propagent l’esprit binaire, l’émotion dupe d’elle-même, le segmenté ou l’uniforme, le massif ou le gluant, la lourdeur et le tapage inutile, et partout la simplification générale, nous devons, libres, souples, déliés, professer encore notre farouche fidélité à la caducité du « e ».[/access]
*Photo : K_E_A
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