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La Tête, la Main et le Cœur

David Goodhart analyse la faillite des méritocrates


La Tête, la Main et le Cœur
L'essayiste David Goodhart Photo: D.R.

Après Les Deux Clans, le nouveau livre de l’intellectuel britannique David Goodhart, La Tête, la Main et le Cœur[tooltips content= »Les Arènes, 2020″](1)[/tooltips], dresse un bilan implacable de notre système méritocratique qui, mis en place pour servir les besoins de la mondialisation, survalorise le travail intellectuel aux dépens des ouvriers et des soignants.


Ce Britannique de 64 ans, ancien journaliste du Financial Times, membre de think tanks et auteur de best-sellers internationaux, a le don de nous expliquer les grands chamboulements de notre époque. Abordant les événements, non pas par leur apparence superficielle, mais sur le plan tectonique, il met à nu les mutations à long terme, les tensions couvant entre les différents groupes sociaux, ainsi que les conséquences imprévues et, pour cela, souvent négatives des politiques phares des gouvernements successifs. Il a le don de créer un vocabulaire simple, mettant en œuvre des concepts, certes approximatifs, mais toujours robustes, capables de transformer le bruit chaotique des actualités en un son intelligible. Son livre précédent, Les Deux Clans: la nouvelle fracture mondiale[tooltips content= »Les Arènes, 2019″](2)[/tooltips] a éclairé le vote en faveur du Brexit, l’élection de Donald Trump et – par anticipation – les Gilets jaunes. Sa distinction entre les « quelque part » (somewheres) et les « partout » (anywheres) a permis de définir une nouvelle lutte des classes, non pas celle qui oppose les patrons et les ouvriers, mais celle qui dresse les perdants de la mondialisation contre les gagnants.

Son dernier livre apporte un nouvel éclairage en cherchant les causes partielles de cette situation dans nos principes méritocratiques. Si en France, on a tendance à croire que la méritocratie est le fondement de l’ascenseur social, elle constitue aujourd’hui le système des incitations et la hiérarchie des récompenses censés réglementer le « meilleur des mondes » des globalistes. Cette fois, Goodhart a recours à une trilogie lexicale pour résumer les différentes catégories d’aptitudes humaines dont le développement est plus ou moins encouragé par l’éducation et qui donnent droit – ou pas – aux meilleurs postes, aux salaires les plus élevés, au statut social le plus exalté. La « tête » représente les aptitudes cognitives, intellectuelles qui nécessitent une formation universitaire et sont essentielles au travail des fantassins de la mondialisation, ces managers, informaticiens, financiers ou juristes qu’on trouve partout. La « main » désigne les compétences des ouvriers, qualifiés ou non, dont le travail a trop souvent été délocalisé dans des pays dits « en développement ». Enfin, le « cœur » indique les capacités requises par toute personne qui s’occupe directement des autres, comme les infirmiers ou les aides-soignants. 

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Notre problème actuel est double : nous surrécompensons les travailleurs de la tête aux dépens des autres ; et nous encourageons les jeunes à suivre des parcours universitaires conduisant à des postes « cognitifs » sans pouvoir créer assez de ces emplois pour caser tous les postulants. Le résultat en est deux groupes insatisfaits : les ouvriers et les soignants qui sont sous-payés et sous-évalués ; et les diplômés qui ne trouvent aucun débouché à la hauteur de leurs attentes. Ce n’est guère étonnant si autant d’étudiants – quelle que soit leur couleur – adhèrent aux idéologies progressistes : beaucoup savent déjà qu’ils sont les perdants du monde que nous avons créé. Mais définir le problème permet d’envisager la solution. Pour Goodhart, il est urgent de rééquilibrer notre méritocratie, en distribuant mieux les récompenses entre la tête, la main et le cœur. Selon lui, la pandémie et l’arrivée de l’intelligence artificielle vont nous obliger à conduire de telles réformes.

Francophile, David Goodhart aurait été incité par des amis français à lire le Retour à Reims de Didier Eribon. Pourtant, l’autobiographie du spleenétique intello d’extrême gauche ne lui a pas plu, surtout à cause de sa « méchanceté ». Car Goodhart, qui est le fils d’un député conservateur, a découvert et compris la détresse des classes ouvrières par l’empathie. Il se sent plus proche de Christophe Guilluy, dont – comme beaucoup d’Anglais – il a du mal à prononcer le nom. Goodhart et Guilluy, qui vient de publier lui aussi un livre sur le sort des « petites gens »[tooltips content= »Le Temps des gens ordinaires, Flammarion, 2020″](3)[/tooltips], sont tous les deux orwelliens, au sens où, comme l’auteur de La Ferme des animaux, ils se préoccupent des « gens ordinaires » et de la « décence ordinaire », cette forme de solidarité spontanée qui, traditionnellement, assure la cohésion sociale entre citoyens de toutes les classes. Leurs partis pris leur ont attiré la foudre de la gauche bien-pensante qui refuse de voir en eux des membres de la famille (la Gauche). 

Quittant le Financial Times dans les années 1990 pour fonder une nouvelle revue, Prospect, Goodhart se positionne d’abord au centre gauche, dans la mouvance du New Labour de Tony Blair. C’est en 2004 qu’il jette un pavé dans la mare en publiant un essai, « Trop divers ? » (« Too Diverse ? »), qui met en doute la politique globaliste du gouvernement travailliste. À la différence de beaucoup d’autres à gauche, Goodhart comprend l’anxiété des classes ouvrières britanniques devant l’immigration. Selon lui, l’arrivée quasi incontrôlée de nouveaux immigrants ne peut que saper cette cohésion sociale des gens ordinaires, qui leur permet de faire face aux épreuves de la vie. Bien après le départ de Tony Blair, il continue à militer pour un travaillisme plus sensible aux vraies préoccupations des classes ouvrières, mais reste consterné par la tendance de la gauche à aliéner son électorat traditionnel.

Aujourd’hui, il se dit ouvert à un conservatisme sans majuscule. Par une ironie du sort, « la tête, la main et le cœur » est la devise d’une école privée anglaise, ultra huppée mais expérimentale, Bedales, fréquentée par certains des enfants de Boris Johnson. Que l’on vote à droite ou à gauche, une certaine hauteur de vue doit imposer d’accorder moins d’importance aux clivages politiques qu’aux intérêts des gens ordinaires.

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Novembre 2020 – Causeur #84

Article extrait du Magazine Causeur



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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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