À Libération, les procès en sorcellerie lepéniste sont une rubrique à part entière. Tout récemment, c’est Laurent Bouvet qui s’est retrouvé sur le banc des accusés avec, dans le rôle de sous-procureur Pinard[1. Pinard était le procureur des procès de Baudelaire et de Flaubert. Mais Bourmeau ne porte pas l’accusation « au nom du peuple français ».], le directeur-adjoint du quotidien, Sylvain Bourmeau. Selon lui, l’« insécurité culturelle » serait « un concept d’extrême droite » issu de la dérive « lepéniste » de Bouvet[2. Twitter, 1er mai 2012.], dont le collectif socialiste républicain « Gauche populaire » s’avérerait « encore plus dangereux que le Front national ». Calmons-nous et buvons frais à Saint-Tropez, comme nous y invitait le grand Max Pécas.
Pourquoi tant de panique ? Parce que Libé a décidé d’être le propagandiste d’un multiculturalisme kitsch, optant pour le folklore sans le voile islamique (et même avec, chacun fait ce qui lui plaît, non ?), les soirées festives du ramadan sans l’ascèse du djihad intérieur.[access capability= »lire_inedits »] Avec, en guise de vision du monde, l’amour de l’autre et « l’immigration, c’est chouette ». Or, quoi qu’en disent les boutefeux du débat public, un travail scientifique sur la réception de l’immigration par les populations « autochtones » ne saurait être confondu avec un quelconque mouvement d’humeur xénophobe.
Pour sortir de la vision exclusivement compassionnelle qui interdit toute réflexion, il n’est pas inutile d’inverser la perspective et de s’arrêter sur le pendant immigré de l’« insécurité culturelle », en clair sur les affirmations identitaires que les médias taisent : en parler, ce serait céder à l’« amalgame » ou à la « stigmatisation » − substantifs moraux ou normatifs auxquels nos esprits sécularisés aimeraient pouvoir échapper.
Dans le consensus ambiant, les commentateurs ne se sont pas appesantis sur un événement fâcheux survenu l’an dernier : les citoyens tunisiens vivant en France, pour la plupart binationaux, ont davantage voté pour le parti islamiste Ennahda que leurs compatriotes restés au pays. Quelques mois plus tard, les mêmes ont contribué à porter François Hollande à l’Élysée, avant de participer à la grande valse des drapeaux du 6 mai. Le spectacle de la colonne de la Bastille chamarrée d’étendards algériens, tunisiens, marocains et ivoiriens a nourri les feux croisés des gazettes aux premiers jours du joli mois de mai. D’aucuns y ont vu la mainmise du parti de l’Étranger, d’autres ont préféré se voiler la face, ou plutôt recenser, loupe à la main, les quelques cocardes bleu-blanc-rouge perdues à travers la foule en liesse. Nous ne trancherons pas entre ces deux lectures hémiplégiques.
Que l’on se réjouisse, souvent un peu hypocritement, ou que l’on se désole du nombre croissant de nos concitoyens immigrés, le regard peine en effet à sortir du champ des sempiternels débats sur le communautarisme et le degré d’intégration pour observer le nœud gordien du problème : le déracinement. Devant un pied de vigne qui pourrit de l’intérieur, avant d’accuser le mildiou, on examine l’humus qui lui sert de terreau.
C’est là que le spectacle se gâte. De Kevin ou de Mohamed communiant dans la dégustation d’un Big Mac aux hormones, ou s’émerveillant devant l’image dégoulinante d’un kebab frites sauce ketchup, on ne sait lequel est le moins français des deux. Pour parler comme Renaud Camus, la « Grande Déculturation » hexagonale a sans aucun doute précédé le « Grand Remplacement ». La substitution progressive de population n’est possible que dans un pays qui a déjà renoncé à lui-même et jette ses armes usées aux pieds de la piétaille immigrée. Il serait inutile et vain de distinguer coupables (le gros beauf gaulois) et victimes (le pauvre hère sans-papier, misérable caporal de l’armée de réserve) désignés : la « fatigue du sens » (Richard Millet) nous hypnotise dans le même fleuve Léthé, sans qu’il soit besoin de déclencher des guerres civiles pour décrocher le gros lot victimaire.
Au crépuscule des années 1980, dans ses prodigieuses Notes sur la question des immigrés[3. Publiées dans l’ouvrage collectif de Mezioud Ouldamer, Le Cauchemar immigré dans la décomposition de la France, éditions Gérard Lebovici, 1986.], Guy Debord mettait déjà les pieds dans le plat de lentilles politique : « Les immigrés ont perdu leur culture et leurs pays, très notoirement, sans pouvoir en trouver d’autres. Et les Français sont dans le même cas, et à peine plus secrètement […] Ils ont tout lieu de ne plus se sentir chez eux, c’est très vrai. C’est parce qu’il n’y a plus personne d’autre, dans cet horrible nouveau monde de l’aliénation, que des immigrés. […] La France est assurément regrettable. Mais les regrets sont vains. »
Titulaires ou remplaçants (c’est-à-dire « de souche » ou « issus de »), les Français d’aujourd’hui communiquent dans la lingua franca américaine en grignotant de la junk food devant des séries californiennes. Nulle descente aux enfers ne les attend. Puisqu’ils sont déjà morts.[/access]
*Photo : t_bartherote
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