Cocteau catalogua Misia Sert (1872-1950) parmi les femmes « qui apportent dans le temps un esprit de saccage ». Morand lui rétorqua qu’elle n’avait fait « avorter que les avortons » et lui prédisait une gloire éternelle dans la formation du goût d’une époque. Ce qu’il n’a pas prédit, c’est que le goût de notre temps ne serait plus formé mais fabriqué. Tous ceux qui veulent échapper à cette fatalité feraient bien de courir au 5e étage du Musée d’Orsay pour aller voir l’exposition consacrée à Misia jusqu’au 9 septembre.
Misia était avant tout une somme d’anecdotes mais aussi, à sa manière, une créatrice de génie qui ne rechignait pas au mécénat. Elle produisit des ambiances et des rivalités, des intrigues et des désirs, des modes et des jalousies, des malheurs, des nuits blanches, des tourments, et tant d’autres ingrédients nécessaires à la fécondité artistique. Elle inspirait « tout le monde » et « tout le monde » fut inspiré par elle.[access capability= »lire_inedits »]
Les portraits que l’on a d’elle disent peu du personnage, et pour cause : Misia n’a été portraiturée que par des hommes éperdument amoureux d’elle mais à qui elle ne montrait, capricieuse et fugace, que sa silhouette pulpeuse, son chignon bulbeux, ses toilettes élaborées avec une méticulosité folle et qui n’étaient comparables qu’aux pièces montées de chez Ladurée.
Une larve phosphorescente…
Commençons par Toulouse-Lautrec qui n’a eu droit, à Villeneuve-sur-Yonne où Misia s’était installée avec son mari, Thadée Natanson, que de l’effleurer de ses pinceaux. Quelques années plus tard, il se vengera en la dépeignant sous les traits d’une marmite au double menton et à la tignasse rousse. Ce tableau, « A table chez M. et Mme Thadée Natanson », est sans doute l’unique où ressort ainsi, avec délice, l’aspect canaille de Misia. Pour sa part, Vuillard, intimidé par la « belle panthère impérieuse et sanguinaire », comme la décrivit Eugène Morand, père de l’écrivain, n’a jamais eu le courage de Lautrec. Misia fut pour lui un thème récurrent, sinon une période en soi, jusqu’à ce qu’il change de muse, en désespoir de cause.
Quant à Renoir, il peint Misia comme un beignet gonflé et luisant. Dans une de ses lettres, il lui fait des promesses : « Venez donc, je vous prie… Je vais faire en sorte que vous soyez plus belle encore sur le quatrième portrait. » Avant que leur collaboration s’achève, elle lui exhibe, lassée, les courbes de sa poitrine dénudée. Intitulée Misia avec une familiarité revendiquée, la toile fait hurler de rage Alfred Edwards, le deuxième époux de l’égérie. Pour riposter, celle-ci décide de dévoiler une partie de son buste à Bonnard. « Il paraît qu’il était fou de moi, dit-elle du peintre à son ami polonais Jozef Czapski, dommage… Il aurait dû aller plus loin. » L’aventure fait scandale. Edwards dit d’elle qu’elle est « la petite fille la plus gâtée du monde » et prend une maîtresse, l’actrice Geneviève « Ginette » Lantelme, de dix ans la cadette de sa femme. Elle instaure une relation triangulaire, puis se propose de quitter le Monsieur en échange du collier de perles de Madame et… de Madame elle-même.
Somme toute, Misia n’a pas eu de chance avec les hommes. Elle, qui a inspiré tant d’artistes, finira sa vie dans la solitude. Son dernier mari, le peintre espagnol José Maria Sert, dont elle n’a conservé que le patronyme et l’accoutumance à la morphine, la quitte pour une minette géorgienne. Un divorce à 60 ans qui la laisse légèrement empâtée et définitivement dévaluée sur le marché des déesses de l’amour. Paul Morand résumera ainsi la situation de l’ex-muse : « Certes, Misia ne crée pas, mais elle fait, dans certaines pénombres, son office utile et bienfaisant de larve phosphorescente. »
Une femme trop courte
Morand a aussi rapporté ceci : « Ah ! Ce que c’est long !, gémissait un jour Misia à Bayreuth, entendant Parsifal. Un Allemand agacé, qui était son voisin, se retourna : < em>« Êtes-vous sûre, Madame, que ce n’est pas vous qui êtes trop courte ? » » Car Misia n’a aucune culture. Elle n’a jamais ouvert un livre. Elle est restée hermétique à la poésie de Mallarmé et à la prose de Proust. « J’adore entendre des choses extrêmement intelligentes que je ne saisis pas très bien », a-t-elle avouée dans son autobiographie parue chez Gallimard.
En fait, elle était plutôt promise à une carrière de concertiste. Elle fut élevée sur les genoux de Franz Liszt, ami de la famille, qui s’était exclamé en l’entendant, enfant, jouer Beethoven : « Oh ! Si seulement je pouvais encore jouer comme cela ! » Grande fille, elle sauve Le Sacre du printemps de coupes imposées par un imprésario soucieux de rendre la partition plus « dansable », et Erik Satie de la prison après qu’il a insulté un critique. En remerciement, il lui dédie Trois morceaux en forme de poire. En musique, elle a un instinct très sûr. À Caruso, s’égosillant du matin au soir sur le yacht d’Edwards où il est invité, Misia n’hésite pas à lancer, exaspérée : « Assez, je n’en peux plus ! » Elle a sans doute eu raison de lui préférer Diaghilev, avec qui elle s’est liée d’une amitié increvable.
Misia fut une sotte utile. Irremplaçable même, comme au temps où elle pourvoyait Proust en renseignements détaillés sur les cures de rajeunissement, les nouvelles gammes de maquillage et les techniques d’ondulation des cheveux qu’elle tenait de son amie Helena Rubinstein. L’écrivain en raffolait et a fait de Misia la princesse Yourbeletieff dans Sodome et Gomorrhe. Peu avant sa mort, il lui confia : « Il y a des jours où je me rappelle étonnamment votre figure, méchante et belle. D’autres fois moins. » À l’époque, déjà, Misia se négligeait et se diluait, petit à petit, dans une mélancolie toute slave. Jusqu’à la fin de ses jours, les vraies méchancetés, elle ne les a débitées qu’en polonais, sa langue paternelle.
C’est son amie Coco Chanel qui l’a accompagnée pour son ultime voyage à l’église Notre-Dame de l’Assomption, là même où, depuis bien des années, allaient se réchauffer tous les immigrés polonais en mal du pays. C’était la moindre des choses… Sans Misia, femme lancée dans le monde, Chanel ne serait restée à tout jamais qu’une modiste provinciale, une habilleuse de joueurs de polo et de vacanciers de Deauville. La seule authentique création de Misia, soutient Claude Arnaud dans le catalogue de l’exposition, pourrait bien avoir été Coco Chanel.
Finalement, ce n’est pas si mal.[/access]
Exposition « Misia, reine de Paris », Musée d’Orsay, niveau 5, 1 rue de Bellechasse, Paris, jusqu’au 9 septembre.
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