Philippe Capelle-Dumont est prêtre catholique et professeur des universités, philosophe, spécialiste des relations historiques entre la philosophie et la théologie, président d’honneur de l’Académie Catholique de France – encore il y a quelques jours le président en exercice. Il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages dont certains sont traduits en plusieurs langues. Je peux aussi témoigner du fait qu’il est à la fois un enseignant d’une profonde bienveillance et d’une grande rigueur intellectuelle, qui sait ouvrir à ses étudiants des pistes de réflexion passionnantes. Entretien
Aurélien Marq. À l’heure où beaucoup semblent idolâtrer le consensus et l’impératif de « ne pas heurter les sensibilités », ne pensez-vous pas qu’il est urgent de redonner ses lettres de noblesse à l’exigence de vérité ?
Philippe Capelle-Dumont. Il est temps en effet de nous interroger énergiquement sur les conditions d’un retour en légitimité de l’idée de vérité, après les nombreuses impasses théoriques et pratiques allant du relativisme systémique au multiculturalisme, du consensus démocratique selon Habermas à la post-vérité selon Rorty.
Pouvez-vous préciser ?
La vérité est intrépide autant que libératrice. En reléguant l’idée même de vérité, les relativistes contribuent à la faire glisser entre les mains irrationnelles des fanatiques sectaires, ou celles, dissimulatrices, des stratèges politico-religieux.
Toutefois, trois indicateurs suggèrent un possible retour en force rationnel de son concept. La philosophie des sciences se réconcilie à nouveau avec le fait que la vérité, tout comme le « réel » qui se manifeste par sa résistance au jeu théorique, se réinsinue au moment même où elle est congédiée, bref qu’elle est « scientifiquement » incontournable. Deuxièmement, le lieu commun selon lequel la philosophie ne fait que « questionner » et ne saurait « affirmer », est tombé de lui-même, par contradiction interne. Enfin, on redécouvre la vocation originellement critique de la religion dont l’étymologie première est non pas re-ligare – relier, comme on dit platement – mais re-legere c’est-dire relire ; « religio » signifiait ainsi passer au crible les données rituelles de la relation au divin. C’est pourquoi Cicéron l’opposait rigoureusement à la « superstitio ».
Pour n’être pas de vulgaires superstitions, les religions doivent donc attester d’une « critique », d’un jugement étayé y compris sur elles-mêmes, au bénéfice de la vérité.
Que tout ce qui aujourd’hui dans le monde s’appelle « religion » soit effectivement « critique » et capable d’autocritique, c’est, à tout le moins, une question que l’actualité géopolitique oblige à réexaminer entièrement ! Mais il conviendrait, en amont et en urgence, de rappeler que l’idée de vérité est consubstantielle à notre civilisation occidentale ; elle irrigue classiquement notre culture, nos écoles, nos universités, nos laboratoires ; le christianisme lui a donné une vigueur propre qu’il faut bien comprendre. Héritier à la fois de la philosophie grecque et de la tradition hébraïque, il n’en a pas été une vague synthèse, car il a réassumé et honoré cet héritage dans le dynamisme de la figure du Christ qui déclarait non pas « abolir » mais « accomplir », non pas refermer mais ouvrir. Ce principe fut préservé : celui d’une vérité comme quête inscrite sur un chemin de nouveauté, le Christ s’étant lui-même présenté en même temps comme vérité et comme chemin (évangile de Jean 14,6). Que le christianisme n’ait pas toujours suivi cette inspiration originelle est difficilement contestable. Mais, non moins gravement, la tension temporelle de la vérité s’est paradoxalement relâchée depuis le 18e siècle : la vérité a été annexée au mythe anhistorique d’un progrès inéluctable de l’humanité, dont les marxismes sont la plus funeste caractérisation. Certes, la première guerre mondiale a brisé l’illusion théorique d’un tel progrès nécessaire, quasi-mythologique, mais elle n’en a pas pour autant interrompu l’onde socio-politique qui s’est propagée tout au long du 20e siècle.
Et pour aujourd’hui, que pensez-vous que l’Église puisse apporter à la France ?
L’Église a fait principalement, non pas exclusivement certes, la France comme nation et l’Europe comme continent. C’est là une donnée historique qui n’a guère besoin de l’apologétique pour être validée. Même lorsqu’une certaine modernité occidentale l’a combattue et reléguée, elle en a gardé les traces en réinvestissant ou en travestissant nombre de ses thèmes porteurs jusque dans des idéologies amnésiques. On peut penser à la distinction entre le politique et le religieux, à la dignité foncière et juridique de la personne, à l’égalité homme-femme. Ces trois registres : politique, juridique et anthropologique ont alors donné lieu à autant de glissements de terrains qui désormais cantonnent le religieux dans la sphère privée, alimentent l’individualisme libéral et déconstruisent les « genres ». Affaire de sismologie et tout se tient.
Mais cet apport historique peut-il se poursuivre ?
Nous sortons d’une période ecclésiale postconciliaire certes traversée par divers courants mais dont l’un, qui s’est fortement imposé, a consisté à « unilatéraliser » dangereusement un trait constituant du christianisme évangélique, à savoir « l’écoute de l’altérité ». Je m’explique. Saint Justin (2e siècle), premier philosophe converti au christianisme, avait engagé une relecture positive de la philosophie grecque en ses figures majeures (notamment Héraclite et Socrate) mais avait introduit aussitôt le critère du démoniaque, pressentant que la foi chrétienne ne pouvait être une simple caisse de résonance des idées antérieures, fussent-elles éminentes, et qu’elle devait engager un travail critique pour promouvoir ce qui est vital.
Cette position très claire et très nuancée, qui a fait paradigme, a pu être dévoyée. L’unilatéralisme idéologique dont elle a été l’objet a fini par nous placer, suivant une trajectoire historique dont il faudrait ressaisir les médiations, sur les registres hélas conjoints de l’auto-culpabilisation et de la repentance tous azimuts. Certains évoquent à cet égard la haine de soi ; je préfère parler de candeur mimétique, de paresse intellectuelle.
Prendre à revers cette disposition unilatérale, cela consiste pour l’Église à nommer les choses « sans crainte » comme dit la Bible. Je ne relèverai ici, avec humilité, que trois plans sur lesquels sa détermination fondatrice serait ainsi utile à notre pays. D’abord en finir avec la mésinterprétation à l’endroit du binôme évangélique César/Dieu ; il ne s’y agit pas, comme hélas on le répète à l’envi, d’une séparation entre le temporel et le spirituel mais d’une distinction entre l’ordre politique et l’ordre divin. Conséquence : César n’est pas Dieu, le politique ne saurait donc être divinisé alors même qu’il est respecté dans son ordre propre de décisions comme gérant d’une autorité reçue. C’est pourquoi, cette distinction étant établie, le spirituel « inspire » le temporel à même la différenciation des ordres institutionnels, religieux et politiques. Telle est la logique de ce mot emblématique dont l’idée de laïcité est lointainement héritière. Or, à continuer d’ignorer ou de biffer cette inspiration sage et équilibrée, on ouvre toutes grandes les vannes de l’islamisme hégémonique qui se présente comme seul à pouvoir défendre les liens de solidarité entre la cité de Dieu et le politique, et on laisse se développer un laïcisme doctrinaire qui se présente comme seul apte à défendre la séparation des institutions religieuses et politiques, un comble. Bref, sont créées les conditions d’un affrontement insoluble.
Et le second plan de votre interpellation ?
Il conviendrait également d’en finir avec tous les euphémismes qui servent à désigner les offensives ou les stratégies des fondamentalistes, et qui participent d’un nivellement peureux entre les religions, masquant ainsi leurs différences angulaires. En parlant de terrorisme ou de séparatisme, ou encore d’extrémisme religieux, formules consacrées par la « doxa », on édulcore la référence aux réalités inacceptables les plus patentes. Or, le but ultime des islamistes qu’on appelle bizarrement « radicaux » n’est pas de terroriser, chose certes déjà angoissante ; il n’est pas davantage de diviser ; il est d’annihiler toute trace évoquant les périodes antécédentes au « moment Mahomet » et de fonder une nouvelle terre. Puisqu’on nous demande enfin de savoir nommer les choses, un effort supplémentaire serait le bienvenu. Ainsi de la nature du lien et de la différence entre islam et islamisme hégémonique, un lien complexe systématiquement éludé, qui certes exonère les musulmans sincèrement pieux et pacifiques mais qui n’est pas aussi élucidé qu’on le prétend médiatiquement. De surcroît, face à la toute nouvelle série d’attentats signés qui visent nettement la France et le christianisme, il est permis d’attendre de la part non pas de quelques responsables musulmans mais de tous ceux qui se revendiquent tels, autre chose que la logorrhée victimaire de l’« amalgame ». À quand l’expression sans équivoque, plus que d’une adhésion aux valeurs de la République, cette fois d’une entrée dans la mémoire française et d’une considération vis-à-vis de ce qui l’a façonnée ?
Corrélativement, quand j’entends un imam déclarer que le christianisme est « reconnu » par l’islam, je ne peux que dénoncer une falsification intellectuelle et une insulte vis-à-vis des chrétiens soumis à la dhimmitude en pays musulman. Le Coran consacre quelques versets à quelques figures juives et chrétiennes, dont l’objectif rhétorique, comme l’ont démontré les meilleurs arabisants, est de donner à croire que les traditions de foi dont elles relèvent ont trahi le message divin. Il faut inviter à lire sérieusement, calmement mais conséquemment, ces versets où le christianisme et le judaïsme sont littéralement dépouillés de leur corps de convictions fondamentales, et sur cette base, littéralement stigmatisés. Je n’ignore pas que nombre d’intellectuels musulmans dont certains de mes amis, s’interrogent à nouveaux frais sur cette question et tentent courageusement d’introduire une réflexion herméneutique.
Vous annonciez un troisième plan d’observations.
J’y conjoindrai deux problèmes. D’abord celui des flux migratoires. L’histoire de l’immigration en France depuis plus d’un siècle – celles des russes, hongrois, polonais, juifs ou chrétiens, arméniens, iraniens, algériens, vietnamiens … – atteste de l’attrait profond que, face aux dictatures et aux totalitarismes environnants, notre pays représentait et représente encore dans ses principes, c’est-à-dire une forme de salut, de sécurité. Une mutation de la culture française en melting-pot multiculturel ou en sous-juridiction de la charia, constituerait à leur égard une haute trahison.
Certes, l’Église est porteuse d’une forte tradition d’accueil, mais à laquelle certains, y compris de ses membres, tentent de faire porter une voix unilatérale. Or, l’Église ne peut pas ne pas confronter ses ressorts de générosité les plus nobles avec l’impératif des équilibres sociaux d’une nation et d’un continent, mais aussi avec les stratégies de déstabilisation des démocraties, orchestrées par des pays étrangers. La ligne de crête est réelle mais elle n’interdit pas d’avancer.
Le second problème ?
Celui du blasphème, aujourd’hui hystérisé. Le problème précis mais pas si nouveau est de savoir s’il est possible de dessiner entre la liberté d’expression effectivement indépassable et l’organisation de la blessure collective, un espace pour le respect. Les catholiques ont été blessés depuis des décennies par les provocations caricaturales dont leur foi a été et reste l’objet, mais ils ont su prendre la distance nécessaire, sans retour de violence. Ce qui constituait la pleine reconnaissance et l’acceptation d’une liberté, non l’homologation de l’usage fait de cette liberté. Les musulmans n’ont évidemment pas droit à couper les têtes des provocateurs, ni à aller jusqu’à prôner l’interdiction des caricatures, mais ils ont le droit d’exprimer verbalement et pacifiquement leur désapprobation, tout en comprenant bien que ce droit leur vient de la même liberté que celle qui permet les caricatures. Un peu de respect mutuel et de responsabilité sociale seraient à sanctuariser au moins autant que la liberté et l’égalité qui, en France, riment constitutionnellement avec la fraternité… Triade forgée comme on sait, par un certain Fénelon, archevêque de Cambrai.
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