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Ma province est capitale !


Les gendarmes du langage ont réussi à bannir du vocabulaire courant, pour désigner l’ensemble des contrées situées au-delà de l’agglomération parisienne, le mot « province » et son adjectif dérivé « provincial ». Le mot « région » doit remplacer impérativement ce vocable qui serait porteur de toute la condescendance des Parisiens envers les Français n’ayant pas la chance de vivre dans la capitale. Seuls, ou presque, les gendarmes, les vrais, ceux qui nous parlent chaque jour de l’état de la circulation automobile de leur PC de Rosny-sous-Bois, nous parlent encore de l’autoroute A6 où se forment des bouchons dans le sens province-Paris le matin et Paris-province le soir. Personne, non plus, ne s’exposerait au ridicule d’annoncer que, ce week-end, il irait rendre visite à une vieille tante de région pour se rappeler à son bon souvenir testamentaire.[access capability= »lire_inedits »]

L’étymologie ne va pas dans le sens des décentralisateurs linguistiques, car la regio latine désigne l’espace où s’applique le droit défini à Rome, alors que la provincia s’applique à un territoire soumis à l’Empire, mais dont l’homogénéité provient des liens que ses habitants reconnaissent avoir entre eux (langue, religion, mode de vie). On voudra bien pardonner cette cuistrerie, qui n’a d’autre objectif que de signifier à mes amis parisiens que je ne me sens nullement méprisé si l’on qualifie de « province » le coin de France où je demeure ou de « provincial » le point de vue que je peux exprimer sur la marche du monde, dans Causeur ou ailleurs.

Oui, je suis un provincial. Je suis né dans une province, j’ai passé mon enfance et mon adolescence dans une autre, j’ai commencé ma vie professionnelle dans une troisième avant de venir camper par intermittence à Paris, car on n’y échappe pas si l’on veut prendre du galon. Ma province à moi est d’abord un non-Paris, et non pas une terre d’enracinement barrésienne. Elle se définit par quelques traits qui la distinguent de la capitale, et que l’on retrouve de Dunkerque à Perpignan. Les horaires d’abord : on déjeune à 12h30 et on dîne à 19h30. Les journaux (ou plutôt le journal, car bien rares sont les contrées où subsistent plusieurs quotidiens) parlent de la vie des gens avec un luxe de métaphores parfois hasardeuses. L’accent : alors que le « parler parigot » est en voie de disparition, il demeure bien vivant dans la plupart de nos provinces. Je ne peux, hélas, parler comme Marc Veyrat, car cela ne se faisait pas, dans la seconde moitié du XXe siècle, dans les familles soucieuses de faire grimper à leur rejeton les barreaux de l’échelle sociale. On était persuadé que l’accent du terroir était un handicap rédhibitoire pour entrer dans le cercle restreint de l’élite. Mon oreille est cependant suffisamment exercée pour percevoir l’origine précise de tous les locuteurs issus de l’aire du franco-provençal (Savoie, Lyonnais, Dauphiné, Suisse romande, Forez).

Je suis provincial, et fier de l’être, sans pour autant être régionaliste ni sujet au ressentiment envers un pouvoir parisien supposé être la source de tous les maux dont souffrent nos départements. Il faut bien reconnaître que les pouvoirs locaux, issus de cette fameuse décentralisation initiée par Gaston Deferre au début des années 1980, ne sont pas plus vertueux, loin de là, que les tutelles exercées par les diverses administrations centrales. La province, c’est d’abord un art de vivre, de se donner le temps de réfléchir sans être constamment soumis aux sollicitations de l’instant. C’est s’offrir le plaisir de venir à Paris en visiteur, choisissant ceux que l’on veut rencontrer, et évitant les fâcheux qui auraient su vous trouver si vous étiez parisien.

Le TGV a beau avoir considérablement réduit les distances entre les provinces et Paris, elles perdurent dans l’esprit de ceux pour qui rien d’important ne saurait exister au-delà du périphérique. « T’habites en Haute-Savoie ? Mais c’est loin ça ! » J’ai beau expliquer que le vaste monde m’ouvre ses bras grâce à la proximité de l’aéroport de Genève − plus proche de chez moi que ne l’était jadis Roissy de mon logis parisien −, et qu’aucune nouvelle ne saurait m’échapper grâce à Internet, je reste pour eux un original, voire un misanthrope.
D’accord, c’est loin. Mais loin d’où ?[/access]

*Photo : www.geodruid.com

Juillet-août 2012 . N°49 50

Article extrait du Magazine Causeur



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