Carnets de voyage d’un prix Nobel de littérature.
Cet été, l’Espagne a autant souffert de la pandémie que d’un tourisme balnéaire festif, quelque peu excessif à l’heure d’une soudaine prise de distance. On a fini par réduire la péninsule à cette image folklorique gravée depuis les années 70 dans le disque dur des vacanciers du Nord de l’Europe, en particulier ceux à consonnance germanique et à la recherche de plages chaudes, de discothèques collantes et de cervezas bien fraîches, celle d’un pays Olé Olé où le soleil brûlant et les prix bas sont les garanties d’un séjour réussi.
L’Espagne n’est pas qu’un réservoir à congés payés, c’est aussi des paysages désolés, plaines arides et villages fantômes, âpreté du climat et décor d’un far West californien, perte de repères totale du côté de l’Estrémadure et plaisirs océaniques dans les Asturies, sommets enneigés et cagnard sidérant dans une même et seule province andalouse. L’Espagne est plurielle comme l’était un gouvernement français dirigé par un basketteur récemment sorti d’une retraite forcée par le verdict de l’isoloir.
Normalien pacifiste
L’Espagne, c’est ce pays étrange, inconnu de la plupart des Français qui s’y rendent pourtant depuis plusieurs décennies où son ex-roi en exil arabo-persique, libre et dépensier, cavaleur et libérateur, a mis fin à une période pour le moins asphyxiante au niveau des libertés individuelles et cependant propice à l’expansion touristique. L’Espagne dérange et détonne les esprits trop cartésiens que nous sommes, elle peut être corsetée comme une douairière sous sa mantille et salace comme ces films érotiques diffusés dans les bars, en plein après-midi, que des lycéens berrichons en voyage scolaire trouvaient terriblement exotiques, souscrivant entièrement à la Movida.
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Il n’est pas étonnant que ce soit un nivernais aux accents morvandiaux, habitué aux rudesses de la géographie, né à Clamecy en 1866 et mort au pied de la Basilique de Vézelay en 1944 qui nous accompagne dans ce Voyage en Espagne paru récemment chez Casimiro. Le normalien pacifiste a tenu un journal entre mars et avril 1907, quelques années avant sa canonisation officielle, le Nobel de littérature en 1915. Avec lui, on effectue un Grand Tour ibérique qui démarre de Barcelone et se termine à Saint-Sébastien en passant par Saragosse, Madrid, Cordoue, Séville, Grenade ou Ségovie. De Romain Rolland aujourd’hui, on connait mieux les noms de collèges, de médiathèques et de rues que son œuvre écrite.
Voyage en Espagne
Kléber Haedens, un peu vache et drôle, l’avait « exécuté » dans son histoire de la littérature française par cette formule : « Les idées de Romain Rolland tiennent à peu près toutes dans le culte de la Révolution et un vague amour idéaliste de la vie » ajoutant « Les premiers volumes de Jean-Christophe, malgré leur aspect amorphe et leur style filandreux, sont baignés d’un vif amour de la musique qui les vivifie et les soutient ». Un coup de griffe tempéré par une patte douce. Ce voyage en Espagne n’a rien de transparent et d’ennuyeux, Rolland commente les villes, les hôtels et le caractère de ces habitants. Il est tantôt charmé, tantôt agacé. S’il s’enthousiasme de la Rambla où « les librairies sont pleines de livres français », il se moque des « piédestaux de statues espagnoles (qui) affectent des formes bizarres et rococo […] Cela enlève tout sérieux au bonhomme posé dessus ».
Si la tauromachie le dégoûte, il ne se dépare pas de sa culture littéraire, de cet élitisme qu’on apprenait alors dans les classes préparatoires, il y a un siècle : « vient de paraître en édition espagnole, à 0,50 cent. Les Maximes de la Rochefoucauld ! On les trouve dans tous kiosques de journaux ».
Liberté de ton
Il en est tout chamboulé s’il savait comment le livre est traité de nos jours. Il ne mâche pas ses mots, notamment sa déception au Prado devant les Velasquez, et là, il s’anime vraiment : « Dans toute l’œuvre de Velasquez, y-a-t-il une œuvre passionnée ? ». Il se lâche carrément : « Mais enfin, il y a des drames dans la vie de tous les jours – Velasquez n’en a point vu – Il n’y a même pas une scène de la vie dans son œuvre ». Entre des considérations picturales et la tarification des chemins de fer espagnols qualifiés de « chers, pas très agréables, et très lents », il se paye une mise à mort de Grenade, « la plus vilaine ville et la plus sale d’Espagne » et l’estocade est imparable : « La population est loin d’avoir l’élégance et la beauté de type des Sévillans ». Cette liberté de ton séduira les amateurs d’authenticité où les impressions, les émotions ou les regrets ne sont pas distillés sous l’effet malsain du politiquement correct. Viva España !
Voyage en Espagne de Romain Rolland – Casimiro
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