La science n’a jamais été un long fleuve tranquille. Comme nous le rappelle le chercheur écossais Stuart Ritchie, la recherche scientifique est la proie des erreurs, des impostures, de l’incompétence et de la cupidité des chercheurs. Avec la crise sanitaire, ces problèmes trop humains n’ont fait que s’aggraver.
21 août 2020, la presse s’emballe. Selon une publication dans la prestigieuse revue Cell, le nouveau coronavirus responsable du Covid-19 aurait muté, ce qui le rendrait plus contagieux, mais aussi moins dangereux, et expliquerait au passage l’augmentation du nombre de cas observés depuis quelques semaines sans que cela se solde par un pic d’hospitalisations et encore moins de mortalité. Quelques heures plus tard, l’eau de la douche refroidit sévère. De un, on apprend que ce n’est pas exactement ce que dit le papier que les médias prétendent citer en boucle – ô joie des journalistes qui ne lisent pas la littérature primaire et bâtonnent de la dépêche à tire-larigot – et de deux, que c’est d’ores et déjà la forme « mutée » qui a circulé en France quand la pandémie y prenait ses aises au printemps.
Depuis le début de la pandémie, la science joue les montagnes russes. À la mi-janvier, l’OMS estimait impossible la transmission interhumaine du virus. En mars, des médecins conseillaient à leurs patients de ne pas s’inquiéter de cette « grippette », à l’heure où le port du masque n’avait officiellement rien d’utile et pouvait même se révéler contre-productif. Mi-mars, il fallait cesser séance tenante l’ibuprofène, molécule anti-inflammatoire accusée d’aggraver les symptômes de la maladie. Jusqu’en avril, les enfants étaient les principaux vecteurs du virus camouflé sous une forme asymptomatique, en outre considérée comme la plus contagieuse. Jusqu’en juillet, la transmission ne se faisait pas par voie aérienne, mais uniquement par contact avec le nez, la bouche ou les yeux de gouttelettes de salive infectée. Autant d’affirmations depuis démenties. D’autres que l’on pense aujourd’hui solides le seront très probablement à plus ou moins court terme.
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À première vue, rien que de très normal. C’est ainsi que fonctionne la science : ses vérités ne le sont que jusqu’à preuve du contraire et en l’état actuel des connaissances. Quand de nouvelles connaissances émergent et exposent les failles des anciennes, on découvre que ce que l’on pensait vrai ne l’est pas. À ce titre, la crise du Covid-19 a révélé au commun des mortels ce qui ne fait tomber aucun scientifique de sa chaise : la vérité ne sort pas toute casquée de la cuisse des chercheurs, elle est le produit d’une lente et très bordélique entreprise bourrée de fausses pistes, de contradictions, de culs-de-sac et de très sales querelles. Peut-être qu’à l’instar des lois et des saucisses de Bismarck, mieux vaut se tenir éloigné de ses secrets de fabrication si on a peur du sang[tooltips content= »« Les lois sont comme les saucisses. C’est mieux de ne pas voir leur préparation. » Otto von Bismarck »](1)[/tooltips].
Soit tout l’inverse de ce que fait Stuart Ritchie dans son dernier livre, Science Fictions, paru en juillet chez Bodley Head. Ce psychologue écossais spécialiste de l’intelligence et professeur au King’s College de Londres nous invite à une dissection en règle de la production scientifique et le spectacle n’a rien de ragoûtant. Si vous tenez à vos chimères selon lesquelles la science est œuvre de purs esprits chastement et confraternellement engagés dans la quête d’un souverain vrai, passez votre chemin.
La petite cuisine de la science décrite par Ritchie est aux antipodes. Par le menu, il nous expose que des connaissances importantes peuvent être placardisées. Que des chercheurs bidouillent et truquent leurs données, au risque de nuire à la médecine, à la technologie, à l’éducation ou encore aux politiques publiques. Que des quantités phénoménales d’argent sont gaspillées dans des travaux qui n’ont pas le début du commencement d’une valeur informative. Que des erreurs et des cafouillages sautant (quasiment) aux yeux du premier venu passent régulièrement les fourches caudines du peer review, cet examen par les pairs pourtant considéré depuis les années 1970 comme la meilleure machine à trier la bonne de la mauvaise science. Que des livres signés par des prix Nobel sont bourrés de « faits » incorrects, exagérés ou tout simplement fallacieux. Qu’on ne compte plus les chercheurs prêts à vendre père et mère pour attirer l’attention des revues, des mécènes et des journalistes, quitte à rédiger des articles et des communiqués de presse maquillant la réalité de leurs données comme une voiture volée. Que loin de ne concerner que quelques moutons noirs, ces pratiques révèlent une corruption profonde de la science. En réalité, elles sont la culture dans laquelle la recherche se pratique et se publie.
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« La science, écrit Ritchie, soit la discipline dans laquelle nous devrions trouver le scepticisme le plus sévère, la rationalité la plus implacable et l’empirisme le plus solide, abrite une gamme étourdissante d’incompétences, d’illusions, de mensonges et de duperie de soi. » Les conséquences philosophiques sont dramatiques, tant l’objectif central de la science – cheminer toujours plus près de la vérité – est sapé par ces défaillances proprement systémiques. « La manière dont la recherche universitaire est actuellement mise en œuvre encourage les chercheurs à être obsédés par le prestige, la célébrité, les financements et la réputation au détriment de résultats rigoureux et fiables. » Il ne s’agit pas d’une question théorique. Au pied de la tour d’ivoire, des gens en souffrent et en meurent.
Comme Julia Tuulik, ballerine de Saint-Pétersbourg, dont la greffe de trachée artificielle l’a fait pourrir de l’intérieur. Son concepteur, le chirurgien italien Paolo Macchiarini, avait pourtant eu les honneurs des revues les plus prestigieuses du monde – comme The Lancet – et œuvrait au sein des institutions scientifiques les plus réputées – comme l’Institut Karolinska de Suède, rien de moins que le centre de recherche décernant chaque année le prix Nobel de médecine. Sauf que Macchiarini était un mythomane – il se prétendait médecin personnel du pape François, qui n’avait jamais entendu parler de lui – et avait bidonné ses données, allant jusqu’à remplacer une trachée humaine par une trachée de rat sans que cela fasse tiquer ses pairs chargés de leur donner l’imprimatur. La blague ne s’arrête pas là : ce n’est pas après la publication, en 2015, d’un très sérieux rapport scientifique documentant sa fraude que The Lancet et l’Institut Karolinska ont retiré leur tutelle à Macchiarini, mais deux ans plus tard, à la suite d’une enquête dans Vanity Fair et d’un documentaire de la télé suédoise.
Ritchie pense-t-il que les problèmes exposés dans son livre – terminé au tout début de la pandémie – se sont aggravés avec le Covid-19 ? Oui et non. « La situation que je décris, m’écrit-il, avec des scientifiques se battant constamment pour obtenir des résultats positifs et des publications (et parfois la gloire et la fortune) s’est considérablement accélérée avec la crise du Covid-19. Les scientifiques veulent absolument trouver un traitement, un moyen de prédire les cas ou d’autres éléments concernant la maladie. Les revues scientifiques veulent désespérément sortir des publications sur ce sujet. Et les médias s’intéressent beaucoup aux nouvelles découvertes. On a donc l’atmosphère scientifique normale, mais sous stéroïdes. »
Sur le site Retraction Watch, consignant les articles scientifiques rétractés par les revues, une page spéciale est consacrée aux articles sur le Covid-19 : il y en a 32 à l’heure où j’écris ces lignes. Pour Ritchie, le compte n’y est même pas. « Je peux aussi penser à de très mauvais articles sur ce sujet qui n’ont toujours pas été rétractés et à de très mauvais preprints qui n’ont pas encore été publiés. Il y a eu un flot de recherches précipitées, inutiles et généralement mauvaises, ce qui montre la fragilité du système d’examen par les pairs : les « reviewers » ne sont eux aussi que des êtres humains, qui n’ont pas forcément la science en ligne de mire et laissent passer de mauvaises recherches du moment qu’elles correspondent à leurs idées préconçues ».
Preuve du dopage atmosphérique que constate Ritchie, c’est encore The Lancet et des chercheurs au carnet de bal bien rempli qui s’illustrent dans l’un des fiascos les plus retentissants de la jeune histoire scientifique du Covid-19. « L’une des affaires les plus intéressantes est la double rétractation des articles du New England Journal of Medicine et du Lancet, portant tous les deux sur l’hydroxychloroquine. Ces deux revues médicales sont censées être les meilleures du monde. Les auteurs étaient chercheurs à Harvard. Mais ils ont dû rétracter les papiers dans les deux semaines suivant leur publication, car ils s’étaient appuyés sur des données douteuses provenant d’une entreprise, Surgisphere, qui n’a pas voulu les communiquer quand des gens ont commencé à flairer un loup. Ce qui est remarquable, c’est que les chercheurs de Harvard n’avaient pas vraiment examiné les données eux-mêmes : ils ont simplement fait confiance à Surgisphere et se sont dépêchés de publier. Je soupçonne que d’autres biais ont également joué : les études montraient que Donald Trump avait eu tort (il était favorable à l’hydroxychloroquine ; leurs “résultats” montraient que le médicament pouvait en fait être dangereux). Je me demande s’ils ne se sont pas dit que ces résultats étaient tout simplement “trop bons pour être vérifiés”. À mon sens, il ne pourrait y avoir de meilleur exemple de la faiblesse du système scientifique (à tous les stades) que celui-là. »
Après une longue carrière à Stanford, la microbiologiste néerlandaise Elisabeth Bik est devenue consultante en intégrité scientifique. Elle a notamment révélé des falsifications d’images dans des centaines d’articles sortis d’une fabrique de bidonnages chinoise. Avec le Covid-19, sa notoriété a passé un cap depuis qu’elle a détaillé ses très lourds soupçons face aux articles de Didier Raoult et son équipe. Selon elle, les manquements du professeur marseillais seraient autant méthodologiques qu’éthiques, avec des données qu’elle n’hésite pas à caractériser comme manipulées et falsifiées. Pour sa part, Raoult la qualifie de « chasseuse de sorcières » lancée dans des « combats paranoïaques ».
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Pour Bik, rien de très nouveau, sinon, me dit-elle, que « les scientifiques, les journalistes et le grand public espéraient tous trouver rapidement des réponses et des solutions. De nombreux scientifiques se sont mis à travailler sur le nouveau virus dans l’espoir de mieux comprendre ou de soigner la maladie. Sauf que la recherche, si elle est menée correctement, est souvent terriblement lente. C’est difficile à accepter quand des gens meurent d’une maladie nouvelle et que nous voulons tous des réponses le plus tôt possible. Malheureusement, on a vu des chercheurs, des journalistes ou des dirigeants politiques tirer des conclusions trop hâtives ou affirmer des choses dépassant de loin leur compétence scientifique. Dans le contexte d’une pandémie mondiale avec un nouvel agent pathogène, c’est compréhensible. Reste à espérer qu’on en tire des leçons. La science et le journalisme scientifique sont des entreprises demandant beaucoup de soin, de prudence et donc de temps. Vouloir accélérer le processus ne mènera qu’à davantage d’erreurs et d’incompréhensions. »
L’inadéquation radicale entre temps scientifique, temps médiatique et temps d’un monde affolé par un virus émergent est aussi pointée par Nick Brown, informaticien polymathe terminant un doctorat de psychologie à l’université de Groningue (Pays-Bas). Avec James Heathers, chercheur à la Northeastern University de Boston et spécialiste des données statistiques en sciences biologiques et sociales, Brown a mis au point les tests Grim et Sprite, pour détecter les bévues statistiques, qu’elles soient ou non volontaires. Deux outils que Ritchie loue dans son livre comme thérapies de choix pour science malade de sa trop humaine nature.
Selon Brown, la pandémie a pressé la cadence déjà grotesque de la publication scientifique : « Autant dans les journaux scientifiques où le processus de peer review a été grandement accéléré (grosso modo 36 heures pour le premier papier sur l’hydroxychloroquine du laboratoire Raoult, par exemple) qu’avec tout le foin généré par les “preprints” et autres moyens de communiquer des résultats scientifiques “enthousiasmants”. Bien sûr, le temps presse, mais dans la recherche, la vérité doit l’emporter sur la vitesse. »
Pour autant, Brown n’en déduit pas que les travaux sur le Covid-19 sont « meilleurs ou pires que tous les autres en sciences biomédicales, comportementales ou sociales. Une grande partie de ces recherches sont inutiles, car elles ont surtout été menées pour faire avancer la carrière des auteurs, sans se soucier de la véracité des résultats, mais je ne pense pas que cette proportion soit plus élevée qu’auparavant. On en a beaucoup parlé car les informations se focalisent à 90 % sur la pandémie et que beaucoup de gens se situent quelque part entre la peur et le désespoir, mais tout cela n’a fait que démontrer que les scientifiques sont aussi concernés par la maxime de Warren Buffett : “C’est à marée basse qu’on voit qui nageait à poil”. »
« La science, c’est le temps qui la juge », se plaît à répéter Didier Raoult. Là-dessus, difficile de lui donner tort.
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