Sale temps pour nos libertés. Si Alain Finkielkraut et François Sureau s’alarment tous deux de l’esprit du temps, ils n’ont pas les mêmes motifs d’inquiétude. Quand l’un perçoit dans les revendications individuelles et communautaires les ferments d’une régression antidémocratique, l’autre dénonce la menace que ferait peser l’État sur nos libertés individuelles. Des Gilets jaunes à l’immigration en passant par le confinement et la liberté d’expression, les deux hussards ferraillent dans la plus pure tradition française.
Nous autres modernes, pour reprendre le titre du beau livre d’Alain Finkielkraut, pensions qu’il nous avait suffi de tuer Dieu pour libérer l’homme. Délivrés de nos chaînes spirituelles et politiques, sans autres maîtres que nous-mêmes, nous avons découvert les possibilités illimitées ouvertes par la technique qui a fait de nous « les maîtres et possesseurs de la nature » et aujourd’hui de l’espace et du temps. Ce vertige nous a rendus capricieux, surtout depuis que, dans nos contrées, on ne fait plus la guerre. Contribuer, choisir ses représentants, tout cela est bel et bon, mais moi dans tout ça ? En quelques décennies la liberté politique du citoyen a donc été complétée par une foultitude de droits accordés à l’individu. Au point que chacun de nous se pense aujourd’hui fondé à exiger de l’État qu’il le reconnaisse pour ce qu’il est ou plutôt pour ce qu’il veut être et lui fournisse ce dont la vie l’a privé. Après le droit à l’enfant quasiment inscrit dans la loi, pourquoi ne pas instaurer un droit à l’amour qui obligerait l’État à fournir des partenaires aux empotés de la séduction ?
C’est peut-être cette confusion entre la liberté des Modernes et les droits des postmodernes (ou l’effacement progressif de la première par les seconds) qui explique que nous soyons incapables de répondre à une question apparemment simple, qui taraude régulièrement le débat public : souffrons-nous d’un excès ou d’une restriction de nos libertés ? Le cas de la liberté d’expression, consacrée par les rédacteurs de 1789 comme « l’un des droits les plus précieux de l’homme », est emblématique de ce paradoxe contemporain. En effet, l’expérience sensible indique que les deux propositions « on peut dire n’importe quoi » et « on ne peut plus rien dire » sont également vraies : nous subissons, en même temps, le déchaînement de la « parole libérée » et l’étouffoir du politiquement correct. De même l’existence humaine est à la fois caractérisée par d’innombrables possibilités de choix et corsetée dans une multiplicité de règles et de normes.
Pour débattre de ce sujet moins ardu et plus actuel qu’il n’y paraît, nous avons convié deux penseurs qui ont en partage l’amour de la liberté à l’ancienne, si on ose dire, mais que leur diagnostic oppose. Pour Alain Finkielkraut, le danger vient d’abord d’une société devenue toute-puissante quand François Sureau l’attribue surtout à l’activisme de l’État. Qu’ils soient tous deux remerciés pour cet échange de haut vol.