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Annie, qu’est-ce qu’il y avait sous ton grand chapeau?


Annie, qu’est-ce qu’il y avait sous ton grand chapeau?
Annie Cordy en 2007 © PALAZZO/LECARPENTIER-TV/SIPA Numéro de reportage: 00546019_000021

Disparition à l’âge de 92 ans d’Annie Cordy, la chanteuse et actrice belge


À quoi reconnait-on une grande professionnelle du music-hall ? À son talent, bien sûr. À son énergie, indispensable pour supporter la rudesse de ce métier-là. Et puis au travail, ces longues d’heures d’apprentissage sur les planches, dans les cabarets et sur les plateaux de télévision à répéter les mêmes gestes. La perfection était sa gymnastique quotidienne, le spectacle son sacerdoce. Une vie à danser, à chanter, à faire la comédie, sans se plaindre, sans dénigrer l’art noble du divertissement, sans outrager le public par des prises de parole absconses, sans pontifier, sans rien divulguer de son intimité, sans médire sur ses confrères, avec cette humilité qui honore et qui élève le public. Aujourd’hui où la célébrité est aussi instantanée qu’éphémère, volatile comme un sondage, Annie Cordy appartenait à une race à part, étrangère aux commérages et aux bassesses. D’une dignité intacte. Solaire et secrète. Qui oserait salir son image, s’attaquer à cette figure populaire, son évocation suffit à calmer toutes les amertumes, à faire taire les procureurs du chobiznesse. Elle balayait les aigreurs. Elle annihilait l’angoisse du dimanche soir. 

Sa présence dans le poste chez les Carpentier ou Michel Drucker, avec Lama, Aznavour ou Dave comme compagnons de scène avait le charme désuet des amours enfantines. Nous étions entre amis. Quelle photo de famille ! C’était au siècle dernier quand nous savions communier ensemble et rire de nos différences. Il y avait dans un coin de la salle, Mort Shuman et sa voix profonde venue d’Amérique, Bourvil et son sourire tendre, Joe et ses pattes d’éph’, Carlos et sa barbe fleurie, Enrico et son accent pied-noir, Sacha et son costume toujours impeccablement repassé, Petula Clark et son sens du déguisement. Ah quelle troupe ! Voyez Sheila et ses couettes enjouées, Line sa copine du « Grand Nord » qui descend l’escalier avec un boa, et puis j’aperçois Nana, Dalida, la « Maillan » et Julio, Coluche, Gainsbourg, Hervé Vilard ou Jean-Jacques Debout. Gabin aurait pu lui glisser à l’oreille qu’elle avait de sacrées gambettes et l’œil taquin certains soirs de représentation. Ils étaient tous là, réunis juste pour le plaisir, pour nous guider vers une joie simple, pas trafiquée. Annie brisait la glace de la célébrité comme personne. 

Ce matin, on a tous quelque chose d’elle dans le cœur. Comment rester indifférent à sa disparition, elle qui sut si bien nous amuser et nous émouvoir, nous épargner ses doutes et ses craintes. Qui n’a pas vu, une cousine, un jour de réveillon, après deux coupettes, imiter la chanteuse dans une interprétation hilarante de « La bonne du curé » ne connaît pas le bonheur des fêtes de famille. Tata Yoyo suscitait des vocations dans les provinces éloignées. Sa folie n’était pas tarte. Sa frénésie avait un côté cartoonesque et poétique. Ses ritournelles, épurées en apparence, répétitives et si addictives, entraient dans les foyers et imprégnaient durablement la jeunesse d’alors. Faire rire sans blesser est certainement l’exercice le plus délicat qui soit. Annie réussissait l’amalgame du charme et de la rigolade. Sa belgitude n’était pas un hasard de la naissance. Annie avait la force d’attraction des héros de Franquin ou de Peyo. Simenon ou Spirou, même combat, même capacité à nous tendre un miroir déformant. Cette grande actrice pouvait se coiffer d’un bol de chocolat sur la tête et nous tirer des larmes à l’écran, dans une économie d’émotions. La même plasticité que les personnages de bande-dessinée déploient, celle d’étirer l’existence et lui rendre toutes ses facettes invisibles. On aurait aimé te voir encore plus souvent au cinéma car tu cristallisais la pellicule. Tu étais notre Shirley Temple à nous, une fille de la même classe d’âge. Notre rayon de soleil, aux couleurs de la mer du Nord, lumineux et jouissif, festif et endiablé, puis capable de se voiler, pour les besoins d’un scénario, et prendre la forme du drame ou du mystère. On ne saura jamais vraiment qui tu étais, Annie. À l’évidence, une artiste douée et partageuse dont les succès n’ont altéré ni le jugement, ni l’entrain et surtout tu incarnais une part de notre enfance. Et ça, nous ne l’oublierons pas.



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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