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Messieurs les autocenseurs, bonsoir!

Peggy la Science


Messieurs les autocenseurs, bonsoir!
Peggy Sastre

 


Il manquait une rubrique scientifique à Causeur. Peggy Sastre comble enfin cette lacune. À vous les labos! 


Posez la question à un Américain lambda : quel type de personne ne veut-il pas avoir comme gendre ou comme bru ? Dans les années 1950, la réponse aurait été « quelqu’un d’une couleur de peau différente ». Aujourd’hui ? « Quelqu’un qui ne vote pas comme moi. » En 1960, seulement 4 % des Républicains et des Démocrates faisaient la triste mine si leur fils ou leur fille envisageait de trouver chaussure à son pied de l’autre côté de l’échiquier politique. Selon des chiffres de 2019, ils sont respectivement 35 % et 45 %, ce qui fait des États-Unis l’un des pays les plus politiquement polarisés au monde. Non seulement on ne s’y marie guère entre opinions opposées, mais on n’habite pas les mêmes quartiers, on ne lit pas les mêmes journaux, on ne fréquente pas les mêmes écoles, les mêmes lieux de culte et, plus généralement, on ne vit pas dans le même monde. Chacun dans sa bulle. Largement plus que l’origine ethnique ou la sexualité – la tolérance pour les mariages mixtes ou homosexuels atteint de nos jours ses records historiques –, la politique est le grand diviseur de la société américaine. Tellement que, selon les recherches de James L. Gibson, politologue à l’université de Washington à Saint-Louis, et son collègue de Columbia, Joseph L. Sutherland, ces clivages expliquent un autre triste record actuel dans le pays de l’Oncle Sam : l’autocensure. Leur prépublication dévoilée à la mi-juillet – et qui en est à sa 75e révision à l’heure où j’écris ces lignes – a de quoi laisser bouche bée : depuis 1954, le pourcentage d’Américains ne se sentant pas libres d’exprimer leurs opinions a été multiplié par trois. Une observation d’autant plus glaçante que 1954 n’est rien d’autre que l’apogée du maccarthysme, soit une époque où le crime de pensée pouvait littéralement vous faire perdre votre boulot ou vous envoyer derrière les barreaux. Quelle différence avec 2019 ? C’est dit en long, en large et en travers : l’appareil de censure n’est plus étatique, mais logé chez tout un chacun. La prohibition n’est plus verticale, mais fait claquer les bottes d’une armée de voisins vigilants où dès qu’un petit flic tombe, un de ses amis sort de l’ombre et prend sa place. Big Brother en crowdsourcing.

Comme d’autres chercheurs avant eux, Gibson et Sutherland définissent l’autocensure comme « le fait de retenir volontairement et intentionnellement des informations devant autrui en l’absence d’obstacles formels ». En 1954, 13,4 % des Américains donnaient dans cette rétention et 84,7 % se disaient libres d’exprimer ce qui leur passait par la tête. En 2019, la perte de liberté politique est patente : 40 % des Américains interrogés se déclarent coutumiers de l’autocensure. Si Gibson et Sutherland consignent l’évolution – en notant un léger rebond depuis 2015, les années les plus noires ayant été de 2005 à 2007 et de 2011 à 2013 –, ils se disent « agnostiques » quant à sa valeur : « D’aucuns pourraient voir dans ces données une indication que les individus ayant de “mauvaises” opinions ne sont plus libres de s’exprimer, ce qui pourrait être souhaitable, écrivent-ils, mais nous n’avons aucun moyen de discerner si la parole perdue est “bonne” ou “mauvaise”. »

Jeff Maley Photography / Newscom
Jeff Maley Photography / Newscom

Pourquoi autant de gens choisissent-ils de fermer leur bouche ? L’analyse exclut deux causes qui pourraient aller de soi : parce que le climat d’intolérance s’est généralement aggravé et parce que les gens ont le sentiment que le gouvernement est de plus en plus répressif en matière d’opinions. Dans les deux cas, les chiffres ne vont pas dans ce sens. Premièrement, la tolérance a généralement augmenté depuis les années 1950 – toutes choses égales par ailleurs, leurs différences incitent de moins en moins les Américains à se mettre sur la gueule ou, sans forcément d’effusion de sang, à se pourrir la vie les uns des autres. Deuxièmement, si l’autocensure touche effectivement un peu plus ceux qui craignent un État répressif, l’effet est trop faible pour tirer une autre conclusion que celle-ci : ce que les gens perçoivent des contraintes gouvernementales en matière de liberté individuelle apporte une contribution statistiquement significative, mais modeste à la compréhension de l’autocensure politique.

Que reste-t-il alors pour expliquer l’autocensure contemporaine américaine ? Deux facteurs. Tout d’abord, la polarisation politique dite « affective », à savoir celle qui les touche au quotidien – avec leurs amis, parents, voisins, etc. Soit l’écosystème où la « spirale du silence » est le plus à même de s’activer. Craindre d’être socialement isolé du fait de points de vue minoritaires dans son entourage encourage les gens à se taire. Il arrive qu’on teste de temps en temps si ses opinions sont acceptables et lorsqu’on constate qu’elles ne le sont pas, on se la ferme. Une autocensure qui diminue d’autant la probabilité d’être exposé à des points de vue minoritaires dans sa bulle. Et sans une telle exposition, toujours plus de gens se taisent et l’orthodoxie devient hégémonique. Un merveilleux exemple de darwinisme culturel.

Ensuite, des caractéristiques démographiques jouent un rôle important. Le sexe – les femmes sont 43 % à s’autocensurer, contre 37 % des hommes. Un petit fossé cohérent avec les tendances prosociales plus affirmées chez les femmes, ce qui se traduit par une plus grande sensibilité à ce que pensent leurs congénères. Le milieu de vie : les urbains sont 42 % à s’autocensurer, contre 33 % des ruraux. Et, enfin, le niveau d’études, soit d’ailleurs le facteur le plus fort d’autocensure trouvé par les chercheurs : lorsqu’ils n’ont pas l’équivalent du bac, les Américains sont seulement 27 % à s’autocensurer, contre 34 % et 45 % chez ceux qui ont respectivement terminé le lycée et ont fait des études supérieures. Soit du Orwell dans le texte : « Ce qui est sinistre, c’est que les ennemis conscients de la liberté sont ceux pour qui la liberté devrait signifier le plus. Le grand public ne s’intéresse guère à ce problème, ni dans un sens ni dans l’autre. La majorité des gens ne voudraient ni persécuter les hérétiques ni se donner du mal pour les défendre. Ils sont à la fois trop sains et trop stupides pour adopter une perspective totalitaire. L’attaque consciente et délibérée contre l’honnêteté intellectuelle vient des intellectuels eux-mêmes. »

Référence : http://tinyurl.com/AutocenseurTuPerdsTonSangFroid

Septembre 2020 – Causeur #82

Article extrait du Magazine Causeur




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Peggy Sastre est une journaliste scientifique, essayiste, traductrice et blogueuse française. Dernière publication, "La Haine orpheline" (Anne Carrière, 2020)

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