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Chronique d’une incivilité ordinaire dans un bus parisien

Incivilités en milieu confiné


Chronique d’une incivilité ordinaire dans un bus parisien
Auteurs : xavier FRANCOLON/SIPA. Numéro de reportage : 00936788_000001

Extension de la violence ordinaire sur une ligne de bus parisienne. Un récit qui inspire dégoût et lassitude.


Dans cette histoire atrocement banale, il y a un héros, anonyme et digne, maîtrisant ses émotions et gardant le cap de sa mission, qui consiste à transporter des usagers entre Invalides et Porte de Reuilly, sous un cagnard d’enfer et la menace d’un second confinement. Ce héros serait étonné qu’on le qualifie ainsi, il a juste fait son travail. Il ne gagne pas des millions d’euros, n’enthousiasme pas les foules ahuries et sa profession n’a jamais suscité l’éloge des classes intellectuelles préférant toujours les minorités actives aux majorités silencieuses.

Français moyen

Il incarne le Français moyen dans l’échelle de nos valeurs actuelles. Il ne se distingue donc par aucun trait particulier de caractère, si ce n’est sa normalité statistique. On demande seulement à cet homme de rouler ce qui, vu l’état chaotique de la chaussée parisienne, est déjà en soi un exploit physique et acrobatique. Il s’agit d’un chauffeur de bus, plutôt jeune, grand et fluet, qui conduit dans un Paris désert, traversant des quartiers épargnés par la misère sociale et les haines rances. Il y a bien longtemps que le boulevard Saint-Germain n’a pas connu un dépavage généralisé. Les derniers feux de poubelle remontent à l’hiver 2019 quand des travailleurs venus de province, vêtus de jaune, voulurent nous éclairer sur leur situation en voie de précarité. On les disqualifia vite par peur de s’en émouvoir. Sur ce trajet hautement historique à faire défaillir Stéphane Bern et Lorànt Deutsch, on longe le Palais Bourbon, la Maison de l’Amérique Latine, la Brasserie Lipp, le musée de Cluny, le Collège des Bernardins, l’Institut du monde arabe, la Garde Républicaine ou encore l’Opéra Bastille.

Les révolutionnaires à la plage

Pour le prix d’un ticket, on voyage dans l’histoire de France, on communie avec le passé. Á cette époque de l’année, les cafés sont presque tous fermés, les révolutionnaires sont partis à la plage réviser leur manuel d’insurrection et les commerçants, ceux qui n’ont pas tiré le rideau de fer, recomptent chaque soir leur caisse désespérément vide, d’une humeur migraineuse. Les soldes ne font plus recette comme les défilés syndicaux et le topless sur le sable chaud. Avant l’incident, climax de cette mi-journée, nous l’avions à peine regardé, nous, les spectateurs indifférents de cette scène quotidienne. Masqués, essoufflés, les yeux rivés sur notre montre pour ne pas rater un train à la Gare de Lyon, nous sommes montés sans poser un regard sur ce dépositaire d’un service public malmené ces dernières semaines. L’ensemble des acteurs de cette scène plus tragique que comique était composé d’individus respectables. Aucune star du petit écran ni aucun homme politique n’était à bord. Tout le monde s’était acquitté du billet d’entrée et se pliait aux gestes barrières en vigueur. Des mamies bravant la canicule, le dos légèrement courbé et le cheveu blanc en bataille, jouaient de leurs cannes comme d’une machette pour trouver une place assise.

Un agresseur d’âge mûr

Des mères africaines aux allures de Beyoncé girondes s’agitaient au passage des boutiques de fringues. De rares touristes égarés dans la grande ville cherchaient l’île de la Cité et s’interrogeaient sur la différence avec sa jumelle, l’île Saint-Louis. Des étudiants chargés comme des explorateurs muletiers se remémoraient leur soirée de la veille, tout là-haut, sur la montagne Sainte-Geneviève. Et puis, il y avait aussi quelques travailleurs, fonctionnaires de Bercy, caissières de supérette et vendeurs de téléphonie. J’oubliais, on ne les voit plus, tellement leur déchéance nous est honteusement familière. Sagement installée dans un coin, une SDF emmitouflée dans un anorak, surveillait ses sacs plastique, de peur qu’on lui vole sa fragile maison ambulante. Tous ces protagonistes, sans aucune malveillance, conformes à cette vieille habitude urbaine de ne pas se mêler de la vie d’autrui, ne s’observaient pas, ne se parlaient pas, ne se jugeaient pas. Chacun était trop occupé à ressasser ses propres pensées surtout à quelques heures du départ en vacances. Quand un agresseur d’âge mûr fit irruption, pénétrant en force par la porte du milieu, évidemment non-masqué et la cigarette encore brûlante, avec sur le visage les stigmates d’une vie pour le moins perturbée. Quelques indices nous indiquaient que nous allions assister à un moment désagréable. Voix pâteuse, agressivité à fleur de peau et insultes à la pelle, la douce accalmie du midi se transforma en une montée d’adrénaline. Le chauffeur, à plusieurs reprises, sans perdre ses nerfs et son sens des responsabilités, avertit le récalcitrant qu’il ne redémarrerait pas s’il ne mettait pas son masque et n’éteignait pas sa cigarette. Tranquillement et inévitablement, en palabres et en tensions allant crescendo, la forte tête se leva, voulut se battre, frappa la vitre qui protégeait le chauffeur et l’insulta copieusement. Les mots convenus du mépris fusèrent, la mère du chauffeur fut abondamment servie, l’insoumis de midi voulait même qu’on appelle la police. Nous étions en plein délire urbain.

Lâcheté générale

Certains passagers préférèrent sortir, la plupart habitués à ces coups de chaud restèrent sur leur siège à attendre la fin de cette algarade. Personne n’intervint par peur, par faiblesse, par volonté de ne pas envenimer la situation, par désolation, par légitimité et par fatigue. Chacun avait des raisons valables à son immobilisme. Cette « incivilité » dura cinq ou six minutes et l’agresseur désarçonné par la lucidité du chauffeur qui ne voulait ni se battre, ni redémarrer son moteur, ni participer à cette compétition de grossièretés, finit par mettre un pied à terre et préféra s’en aller. Cette scène de vie, douloureusement courante, ne se termina, par chance, ni aux urgences, ni au poste. Elle est le signe du dérèglement de nos rapports humains et de leur lente détérioration. Elle laissa pourtant en bouche un sentiment d’abandon et de colère. L’inacceptable est devenu notre quotidien. En descendant à mon arrêt, un peu de façon dérisoire et inutile, je dis un mot d’encouragement et de réconfort à ce chauffeur, pour le féliciter de son comportement, il me sourit. Il avait juste fait son travail. Il n’y a pas de moralité à cette histoire, si n’est celui du dégoût et d’une grande lassitude morale.



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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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