La dernière entreprise commune franco-allemande non-dysfonctionnante, Areva NP (la branche réacteur nucléaire du groupe, où Siemens possède 34 % du capital) vient de voir sa branche d’outre-Rhin prendre la poudre d’escampette. Le groupe électrotechnique de Munich va vendre sa participation évaluée à deux milliards d’euros, après avoir vainement tenté de monter en puissance dans le capital d’Areva, pour pouvoir peser sur la stratégie du groupe, numéro un mondial du nucléaire civil.
C’est l’issue d’un affrontement de plusieurs mois entre Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, poussés chacun par leurs industriels nationaux. Le retrait de Siemens, qui lorgne maintenant vers une coopération avec les nucléocrates russes si Merkel arrive à faire annuler la clause de non-concurrence de huit ans imposée par Areva, est un nouveau signe de la dégradation des relations franco-allemandes. Areva a maintenant le choix de construire un groupe franco-français en faisant entrer Bouygues et Alsthom dans son capital, à moins que ce ne soit le groupe pétrolier Total ou – scoop ? – Causeur, ou alors de s’allier avec le Japonais Mitsubishi Electrics pour donner à l’étranger l’image rassurante d’un conglomérat multinational.
Cette nouvelle fâcherie franco-allemande ne résulte pas seulement d’une incompatibilité caractérielle entre Nicolas Sarkozy et une chancelière exaspérée par les intrusions régulières du président français dans la « bulle invisible » préservant son intimité corporelle (la bise). C’est bien plus sérieux : telle l’inéluctable dérive des continents, l’éloignement des deux plus puissantes nations d’Europe occidentale est un phénomène lent, mais régulier du paysage géopolitique, qui se signale de temps à autre par quelques craquements audibles de Brest à Berlin. Il faut se féliciter que le recul dramatique de la connaissance de la langue allemande dans nos élites nationales leur épargne la lecture en VO des imprécations lancées par la presse d’outre-Rhin contre la France et son président de la République. L’agitation internationale de Sarkozy est très mal perçue dans les milieux politiques et médiatiques allemands, et le principal hebdomadaire du pays, Der Spiegel, sonne toutes les semaines la charge contre cet avatar de Napoléon, qui ne bénéficie pas à Berlin de la même côte de popularité qu’à Paris ou Ajaccio.
Au cours des derniers mois, des incidents répétés ont donné de la relation franco-allemande une image nettement moins idyllique que celle que l’on avait coutume de vendre aux opinions publiques des deux pays.
Les difficultés d’Airbus (retard dans la livraison des nouveaux modèles) ont comme principale cause des frictions entre les usines françaises et allemandes, une incompatibilité culturelle qui atteint aussi bien les hauts dirigeants que les techniciens et ouvriers : les premiers se flinguent (métaphoriquement) à tout-va dans les buildings de la Défense ou de Francfort, les seconds en arrivent à se colleter (physiquement) dans les ateliers.
La SNCF s’est fait pirater son intranet par la Deutsche Bahn, qui avait trouvé là un moyen économique et rapide de débaucher des conducteurs de trains expérimentés pour ses lignes à grande vitesse. De son côté, la Deutsche Bahn accuse la SNCF de verrouiller son marché intérieur malgré les directives de Bruxelles.
Que reste-t-il d’ARTE qui, dans l’esprit de ses promoteurs François Mitterrand et Helmut Kohl, devait aboutir à rapprocher les imaginaires des téléspectateurs des deux pays ? Las, la communion franco-allemande portée par la Culture/Kultur, l’union des esprits, des âmes et des cœurs par la magie télévisuelle ont vécu. La cohabitation binationale à l’intérieur de la chaîne est aujourd’hui strictement fondée sur une gestion par chacun de ses intérêts bien compris : ultra-confidentielle en Allemagne, ARTE sert de tirelire pour cofinancer des productions diffusées plus tard sur les chaînes publiques d’outre-Rhin (ces documentaires chiants et fictions glauques qui incitent au zapping en France, mais sont fort appréciées chez nos voisins) et, en France, offre un alibi culturel dans le PAF – ce qui ne signifie pas, évidemment, que tout ce qu’elle diffuse soit nul.
Alors à qui la faute ? Répondre à cette question, ce que ne manquent pas de faire tous les esprits forts de part et d’autre du grand fleuve qui nous sépare, en désignant naturellement le voisin, est aussi stupide que de chercher un responsable à la tempête qui vient de dévaster le sud-ouest. Je propose plutôt que l’on prenne acte de cette nouvelle phase de la relation franco-allemande, à tout prendre préférable à celle qui a façonné la première moitié du siècle. Et que l’on cesse de parer les relations entre Etats des sentiments régissant les rapports entre les individus. Cela nous reposerait des clichés à deux balles sur les retrouvailles franco-allemandes dont notre jeunesse d’après-guerre (celle de 39-45) a été abreuvée en même temps que du lait de Mendès-France à la récré.
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