Comment oublier l’ennui du confinement ? En lisant quatre romans azimutés: un road-movie dans un Mexique halluciné, un polar français méthodique comme un rayon laser, une uchronie prolongeant la guerre de Cent Ans et une quête spirituelle dans un univers parallèle belge.
On a beaucoup écrit, dans les gazettes, que le confinement avait été propice à la lecture. Cette généreuse proclamation me laisse dubitatif. Si j’en crois ma modeste expérience et celle de quelques amis qui sont comme moi des lecteurs affamés, les festins que nous nous étions promis n’ont pas forcément été au rendez-vous. L’appétit manquait, on picorait sans conviction, on en laissait dans les assiettes. Les plongées ininterrompues dans de gros romans qui auraient permis d’oublier, les lectures ou relectures de classiques que nous nous étions depuis longtemps promises ne se sont pas révélées aussi riches que nous l’aurions souhaité.
Il faut croire que, ne faisant partie ni de la première ligne ni de la deuxième, on avait la tête ailleurs, entre inquiétude et léthargie. Relisant Le Lys dans la vallée, j’ai eu soudain un sursaut d’inquiétude pour Félix de Vandenesse et Madame de Mortsauf qui ne respectaient visiblement pas les gestes barrières. La réalité d’aujourd’hui avait contaminé un livre d’hier : je ne sais toujours pas si cet épisode est drôle ou inquiétant, sans doute les deux à la fois.
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Alors, essayons de nous rattraper avec l’été, qui doit être une saison « apprenante » d’après le ministre de l’Éducation. Si l’on pouvait simplement retrouver le pur plaisir de la lecture, sans brouillage extérieur, ce serait déjà une bonne chose. Et même si les livres proposés ici appartiennent aux « mauvais genres », leurs auteurs ne sacrifient jamais le style aux histoires qu’ils racontent.
Mitclàn, une saison en enfer
Commençons par un écrivain qui prouve que le roman noir peut lui aussi être un lieu d’expérimentation narrative. Sébastien Rutés est un universitaire spécialiste de la littérature latino-américaine, en particulier mexicaine. Déjà auteur de plusieurs romans, dont La Vespasienne qui se déroule sous l’Occupation vue à travers les divers usages parfois surprenants de ce lieu, il donne avec Mitclàn un roman qui frappe par sa perfection formelle au service d’une histoire atroce racontée sans complaisance, mais sans fausse pudeur. Mitclàn s’inspire d’un fait divers de 2018, quand on a découvert à Guadalajara un semi-remorque abandonné dans un terrain vague, rempli de 157 cadavres. Mais dans Mitclàn, qui est le lieu des morts dans la mythologie aztèque, le pays n’est pas nommé, ce qui confère au roman de Sébastien Rutés l’allure d’une fable d’un réalisme cru, sur une société sombrant dans la violence généralisée.
Le décor désertique, miteux, caniculaire, entre églises en ruine et zones de brûlis, est post-apocalyptique et le récit passe du road-movie au huis clos dans une cabine de camion envahie par l’odeur de putréfaction. À bord, deux chauffeurs qui doivent se relayer avec interdiction de s’arrêter, sauf pour faire le plein. Ils sont désignés par des surnoms, le Gros et le Vieux. Plus personne n’a de nom dans ce monde littéralement innommable.
Cette expédition a été commanditée par le Gouverneur qui, en vue de sa réélection, doit prouver que la criminalité a baissé dans sa province où les Cartels de la drogue se livrent à une guerre sans merci. Le chargement du camion, supervisé par le Commandant, est constitué des dernières victimes en date. À l’approche du scrutin, mieux vaudrait qu’on ne les retrouve pas tout de suite puisque les morgues sont déjà pleines à ras bord.
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Les deux chauffeurs sont bourrés d’amphétamines et évoluent dans des hallucinations étouffantes, des pensées désordonnées et la peur de ne pas réussir, car eux aussi jouent leur peau dans cette histoire. Le Gros aimerait tout de même s’arrêter pour vérifier si dans tous ces corps, il n’y aurait pas celui de sa fille récemment disparue.
Ce voyage funèbre est aussi une course contre la montre et pourtant le Gros et le Vieux ne roulent pas vite. Pour ne pas attirer l’attention de la police ou risquer une crevaison, mais aussi pour une raison plus intime et plus étrange : ils ne veulent pas, dans la remorque, « déranger ce bel alignement, toute cette belle organisation, le dernier refuge d’ordre et de propreté dans le chaos du monde, cette sensation d’harmonie que Gros a ressentie quand le Commandant a ouvert les portes. » Évidemment, à la première station-service, les choses vont commencer à se compliquer dans un pays où il y a encore plus de paramilitaires que de cactus.
Sous la plume hypnotique de Sébastien Rutés, Mitclàn flirte avec le mythe. Le semi-remorque n’y est plus seulement un mausolée roulant, mais un trait d’union entre le monde des morts et celui des vivants, un Styx mécanique troué par les impacts de balles où on essaie en vain de se souvenir qu’« un mort, ce n’est pas qu’un cadavre, c’est autre chose. »
La balistique est un art
Sorti en mars 2020, Les Militantes de Claire Raphaël n’a pas eu le temps de rencontrer son public, comme des dizaines d’autres. Il serait néanmoins dommage de passer à côté. Les romans écrits par des policiers nous inspirent une certaine méfiance. Pas pour des raisons idéologiques, mais pour des raisons littéraires. Ces romans sont souvent écrasés par leur propre documentation et tiennent alors plus du reportage que de la fiction. On s’empêtre dans des détails de procédure. La profession de Claire Raphaël, ingénieur dans la police scientifique, pouvait laisser craindre une resucée à la française des Experts.
Il n’en est rien. Les Militantes est un roman bien écrit, fluide, qui met en scène un personnage attachant, Alice Yekavian, experte en balistique. Alice, dès les premières pages, donne au lecteur une définition de la police qui ne manque pas de justesse : « Certains aimeraient que la police soit une association sportive de gens qui courent vite derrière les voleurs, alors que nous sommes devenus des intellectuels, patients et méthodiques, assez intelligents pour critiquer nos propres intuitions, assez durs pour ne jamais céder. »
De l’intuition et de la méthode, elle en a besoin quand elle est invitée à participer à l’enquête sur le meurtre d’une femme en pleine rue, dans un quartier pavillonnaire de Meudon. Elle a été tuée de neuf balles de calibre 45 dans le dos, fait assez rare pour une femme. Les morts de ce genre concernent plutôt les truands. Puis une autre femme est abattue dans des circonstances similaires. Et encore une troisième. L’enquête tourne assez vite autour d’une association s’occupant des violences conjugales et d’un suspect, Grégoire Berger, ancien de l’extrême gauche armée devenu journaliste, écrivain et alcoolique – ce sont des choses qui arrivent.
Aucun désir de prêcher chez Claire Raphaël qui évite les pièges de la bonne conscience, ce poison d’un certain polar contemporain. Si les victimes étaient des militantes, ce n’est pas le cas de ce roman à l’objectivité cruelle. Il vaut autant par la minutie de l’enquête, les fausses pistes qu’il ménage, la résolution à la fois logique et ambiguë que par le portrait d’une femme flic, Alice, dont l’esprit est aussi précis que les lasers utilisés pour déterminer l’angle des tirs.
Une guerre de mille ans
Si on se fie au roman noir, qui n’est jamais que le reflet de l’actualité, notre monde n’est guère aimable. On rêve parfois que l’Histoire ait pris un autre cours. Philip K. Dick, le maître de la science-fiction, disait : « Si ce monde vous déplaît, inventez-en un autre. » C’est le principe de l’uchronie, qui définit une date de divergence : Christophe Colomb ne découvre pas l’Amérique, les nazis ont gagné la guerre ou, plus radical encore, Jésus est gracié et le christianisme n’existe pas – hypothèse explorée dans le remarquable Ponce Pilate de Roger Caillois.
Michel Pagel se livre aussi aux délices amers de l’uchronie dans Orages en terre de France. Désorienter son lecteur est tout un art. Comment en est-on arrivés là, dans le Toulouse de 1991, où circulent des 2 CV et des Panhard Levassor, tandis que des affrontements militaires larvés opposent la ville à Bordeaux ? Michel Pagel est trop malin pour dévoiler d’un seul coup pourquoi et comment le passé a déraillé. Sachez seulement que la guerre avec l’Angleterre commencée en 1337 dure encore…
Il ne sera donc pas question de guerre de Cent Ans dans les manuels. Mais les lointaines conséquences de l’affrontement religieux et géopolitique entre le pape Pie XIII et l’archevêque de Canterbury sont la libanisation de la France.
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La composition d’Orages en terre de France est par ailleurs assez séduisante. Quatre longues nouvelles, « Ader », « Bonsoir, maman », « Le Templier » et « L’Inondation » peuvent se lire indépendamment, mais nous font avancer dans l’exploration de l’univers imaginé par Pagel. À travers des personnages ordinaires comme un professeur de physique à l’université ou un jeune soldat d’origine française dans le Poitou contrôlé par les Anglais, qui se fait traiter de collabo par son père, Pagel montre comment les deux églises, catholique et anglicane, qui brident la recherche scientifique s’associent en sous-main pour encourager l’innovation militaire. Le premier avion est ainsi mis au point à Toulouse par un certain Clément. Il est condamné à mort pour hérésie, mais on laisse son assistant poursuivre ses recherches et, quatre ans plus tard, l’armée française dispose d’une aviation suffisante pour une bataille décisive. De leur côté, les médecins anglais en France mettent au point des traitements mystérieux qui prolongent la vie quelques jours après la mort. S’il n’invente pas un futur désirable, Michel Pagel est un maître de l’imaginaire.
Maugis, l’initié.
Christopher Gérard, helléniste et spécialiste du paganisme, qui a rencontré Jünger, serait peut-être surpris d’être classé parmi les auteurs de mauvais genre. Cet érudit belge, amoureux de Bruxelles à laquelle il a consacré un des plus beaux essais écrits sur cette ville, traducteur de Contre les Galiléens de Julien l’Apostat, l’empereur qui a failli changer l’histoire en renouant avec la religion de ses ancêtres, sait ce qu’il doit aux littératures de l’imaginaire en général et aux écrivains fantastiques du plat pays comme Jean Ray, Michel de Ghelderode ou Marcel Thiry.
Plus qu’une uchronie, son dernier roman, Maugis, invente une réalité parallèle qui ressemble à la nôtre, mais qui a connu une histoire radicalement différente depuis les origines. L’action de Maugis commence alors que les armées des XVII Provinces se battent désespérément contre les blindés teutoniques en tenant une dernière ligne de défense au sud du canal Albert. On peut voir ici, et on ne se trompera pas, un reflet diffracté de la Belgique de 1940. Mais aucune date ne permet de nous repérer dans cet univers où on adore à la fois Apollon et le Christ.
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La bataille perdue, le lieutenant François d’Aygremont refuse de se rendre. Réfugié avec quelques hommes dans les profondeurs de la forêt ardennaise, il mène sa propre guerre. Il se rappelle ses études à Oxford où il fut admis au sein de la Phratrie des Hellènes, une société secrète qui continue à célébrer les anciens dieux. On y garde comme un trésor la sagesse antique qui mêle la raison et l’enchantement, la philosophie et l’occultisme. Initié sous le nom de Maugis, en souvenir d’un magicien des Ardennes qui n’est pas sans ressemblance avec Merlin, François d’Aygremont, dandy en tweed, va jouer à Bruxelles, à Paris, en Irlande, à Rome un jeu dangereux pour tenter de contrer l’occupant germanique et l’Ordre Noir qui tente de détruire la Phratrie, dernier rempart contre la barbarie. Métaphore de la Seconde Guerre mondiale et de la lutte contre l’hitlérisme, comme Sur les falaises de marbre de Jünger, Maugis joue sur les ressorts du roman d’aventures et du roman d’espionnage pour mettre en relief une quête spirituelle qui finira en Inde, puis au sommet de l’Himalaya.
Christopher Gérard montre ici une ambition dont il a de toute évidence les moyens et son récit bouleverse, enthousiasme et émeut dans son obstination à démontrer que, si la vraie sagesse ne vient jamais, nos bibliothèques demeurent malgré tout le seul antidote à l’éternel et mortifère retour du nihilisme.