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La vérité sur l’affaire Adama Traoré

La version des gendarmes


La vérité sur l’affaire Adama Traoré
Déploiement de gendarmes à Beaumont-sur-Oise (Val-d'Oise), suite à des affrontements entre des résidents et les forces de l'ordre après la mort d'Adama Traoré, 23 juillet 2016. © Thomas Samson/AFP

Causeur a reconstitué la journée de la mort d’Adama (19 juillet 2016) et les suivantes, telles que les gendarmes les ont vécues. Les faits, les expertises, les contre-expertises et l’instruction démontrent qu’il n’y a pas eu de faute. Ni aucun racisme.


Causeur a reconstitué la journée du 19 juillet 2016 et celles qui ont suivi, telles que les gendarmes les ont vécues. Dire que leur version diverge de celle du comité Vérité pour Adama serait un euphémisme. Ce n’est pas un plaidoyer. Ils n’en ont pas besoin. Les faits, les expertises, les contre-expertises, une instruction basée sur 2 700 procès-verbaux, tout va dans le même sens : il n’y a pas eu de faute. Et pas la moindre trace de racisme.

19 juillet 2016, vers 15 heures

La journée est étouffante et l’actualité très lourde. Cinq jours plus tôt, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, un Tunisien de 31 ans, a tué 86 personnes sur la promenade des Anglais, au volant d’un camion. À la gendarmerie de Persan, Val-d’Oise, le chef du peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG) annonce la mission du jour. Rien de palpitant. Il s’agit d’interpeller une vieille connaissance, Bagui Traoré, un dealer soupçonné d’extorsion de fonds [Bagui sera condamné en mai 2019 pour trafic de stupéfiants, NDLR]. La victime est une dame sous curatelle tombée dans un piège classique, dit le chrome. Les vendeurs de drogue lui ont fait crédit en sachant qu’il ne serait guère difficile de lui mettre la pression pour se faire payer le moment venu. C’est la routine. Trois ans plus tôt, la gendarmerie a repris en main un secteur délaissé. Sachant qu’elle allait passer le relais, dans le cadre d’une refonte territoriale, la police nationale se contentait d’enregistrer des plaintes, en allant le moins possible au contact.

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Les premiers temps, les gendarmes cueillaient littéralement sur la voie publique des dealers presque scandalisés d’être interrompus dans leur commerce. En 2016, la vente de drogue se poursuit au grand jour. Un des points d’approvisionnement les plus connus se trouve devant le PMU de Beaumont-sur-Oise. L’endroit ménage aux petits trafiquants plusieurs échappatoires à pied, en cas d’arrivée des gendarmes.

Deux équipes s’y dirigent pour interpeller Bagui Traoré. La première est en civil. La seconde, en tenue, gare sa voiture à distance, prête à intervenir. La famille Traoré est bien connue à Beaumont. Quatre des frères Traoré ont déjà eu affaire à la gendarmerie et à la justice.

Un homme est mort, oui, mais il n’y a pas d’affaire. Le problème est que plusieurs centaines d’articles racontent le contraire!

L’interpellation de Bagui Traoré se passe sans incident. Trafiquant expérimenté, il ne garde ni drogue ni argent liquide sur lui. Comme il ne sait pas encore qu’il est recherché pour extorsion de fonds, il n’oppose pas de résistance. Le jeune homme avec lequel il discutait, en revanche, prend la fuite sur un vélo type BMX. C’est son frère Adama Traoré, bien connu des gendarmes. Mais à ce stade, aucun ne l’a identifié. Le cycliste lâche rapidement son vélo, conçu pour les acrobaties et non la vitesse. Il est rattrapé une première fois et déjà, dit qu’il est essoufflé au gendarme qui entreprend de lui passer les menottes. Adama lui glisse entre les doigts et reprend sa course.

Aux environs de 17 heures

La deuxième équipe entre alors en scène. Elle reçoit un appel radio. Adama est signalé dans une rue. Il se cacherait entre les voitures. Sur place, l’équipe de trois gendarmes est orientée vers un logement, où se trouve Adama. Les gendarmes entrent. Ils ne voient rien, tout d’abord, car les stores sont baissés pour protéger le peu de fraîcheur qui subsiste. La pièce est plongée dans l’obscurité. Puis l’un d’eux aperçoit les yeux d’Adama Traoré, au sol, enroulé dans une couverture, sur le ventre. Les gendarmes ne voient pas ses mains et ne savent pas s’il est armé. Comme il résiste, ils l’immobilisent. En procédant à la palpation, l’un des gendarmes le reconnaît enfin.

Les trois gendarmes sont expérimentés. Celui qui a reconnu Adama est moniteur d’intervention professionnelle (MIP) : non seulement il maîtrise les gestes qu’il vient d’accomplir, mais il les enseigne. En moins de deux minutes, les gendarmes passent les menottes dans le dos à Adama et ressortent. L’interpellation a apporté sa dose d’adrénaline, mais à aucun moment les gendarmes, à trois contre un, n’ont eu le sentiment de perdre le contrôle de la situation. Le jeune homme a résisté, mais il n’était pas armé. Il n’a pas été nécessaire de le mettre à terre, il l’était déjà. Adama Traoré paraît sonné, mais il marche. Il porte 1 330 euros en coupures de 10 et 20 euros. Sa sœur expliquera plus tard que c’était de l’argent donné par ses proches pour son anniversaire, puisqu’il a 24 ans ce jour-là. Les gendarmes pensent plutôt qu’il portait la recette de deal du jour, et que c’est pour cette raison qu’il a fui.

19 juillet 2016, 18 heures

Alors que la patrouille rentre à la gendarmerie de Beaumont-sur-Oise, les gendarmes constatent qu’Adama a tendance à somnoler. Ils n’échangent pas vraiment avec lui, préférant laisser redescendre la tension. En le sortant de la voiture, un gendarme constate qu’il a uriné sur le siège, signe d’une perte de conscience. On le place en position latérale de sécurité. Les secours sont appelés. Ils arrivent en six minutes. Ils tentent de le ranimer en lui faisant un massage cardiaque, sans succès. Ce massage est sans doute la raison pour laquelle l’autopsie trouvera une côte cassée. C’est un effet secondaire fréquent.

19 juillet 2016, 19 heures

Adama Traoré décède à 19 h 05, alors que les pompiers sont présents. La gendarmerie prévient immédiatement la préfecture. Comme le veut la procédure dans un tel cas, les gendarmes qui l’ont interpellé rendent leurs armes. Ils sont placés à l’isolement et soumis à un contrôle visant à détecter une éventuelle prise d’alcool ou de stupéfiant (tous ces contrôles seront négatifs). Le directeur de cabinet du préfet et le procureur adjoint de Pontoise arrivent à la gendarmerie. Ils sont censés prendre la situation en main, mais les gendarmes les sentent désemparés. La nouvelle de l’arrestation de Bagui et Adama a circulé dans leur cité. Il y a de plus en plus de monde devant la gendarmerie.

19 juillet 2016, 21 heures

Le temps passe. La mère d’Adama Traoré est à l’extérieur. Elle réclame des nouvelles de son fils. Ni le procureur adjoint ni le directeur de cabinet du préfet n’arrivent à franchir le pas. Comprenant que la situation devient explosive et que les consignes peuvent se faire attendre encore longtemps, un capitaine de gendarmerie finit par prendre les choses en main. À 21 h 30, il sort et annonce le décès. Deux heures trop tard, sans doute. 120 minutes de silence pendant lesquelles la rumeur a enflé. « Ils » l’ont tué. C’est l’émeute. Une gendarme se fait casser le nez en tentant de calmer la foule devant la gendarmerie. Bagui Traoré, qui était en garde à vue, est relâché le soir même en signe d’apaisement (il sera renvoyé aux assises en juillet 2019 pour avoir tenté de tuer des représentants des forces de l’ordre, juste après sa garde à vue).

20 juillet 2016

Affrontements avec les forces de l’ordre, incendies de véhicule, caillassage de pompiers, manifestations, le secteur de Persan-Beaumont-Champagne-sur-Oise s’embrase. La famille d’Adama est dévastée. Elle n’est pas la seule. Immédiatement, des menaces de mort sont proférées contre les gendarmes qui ont interpellé le jeune homme, mais aussi contre leurs femmes et leurs enfants, comme s’il s’agissait d’une guerre des gangs et que la gendarmerie en était un parmi d’autres. Leurs noms circulent. La hiérarchie les informe qu’ils vont devoir quitter la région immédiatement. Ce n’est pas une sanction. Ils sont mutés, pour leur sécurité. R. a 27 ans, une petite fille de neuf mois. II appelle sa compagne, gendarme dans une autre unité :
« Il faut que je te parle…
– J’allais monter le lit que je viens d’acheter pour la petite.
– Tu peux le laisser dans l’emballage. On s’en va. »

24 juillet 2016

Le ministre de l’Intérieur ne s’est pas déplacé. L’attentat de Nice mobilise toute son attention. 86 morts et une sauvagerie insensée d’un côté, une arrestation qui a – peut-être ! – mal tourné de l’autre, le choix est vite fait. Du reste, les émeutes sont restées circonscrites au Val-d’Oise et commencent à se calmer. Pour les gendarmes, en revanche, le calvaire commence. Dans les jours qui suivent la mort d’Adama Traoré, ses proches ne parlent pas du tout de crime raciste. Après quelques semaines seulement cette thématique s’impose, au mépris de l’évidence. Sur Persan ou Beaumont, les premières victimes des délinquants d’origine subsaharienne ou maghrébine en général – et des frères Traoré en particulier – sont d’autres personnes d’origine subsaharienne ou maghrébine. Le peloton de gendarmerie de Persan lui-même en comprend, bien entendu, mais il est hors de question de commenter leur implication éventuelle dans l’arrestation d’Adama. Ce serait racialiser une question qui n’a pas lieu d’être, considèrent les gendarmes.

C’est ce qui va se passer, qu’ils le veuillent ou non, sous l’impulsion du comité Vérité pour Adama. La figure de proue de celui-ci est Assa Traoré. Les gendarmes la découvrent. Bagui, Adama et Ysoufou Traoré sont des incontournables de la cité Boyenval, mais leur sœur ne s’y montre jamais. Elle vit à Ivry-sur-Seine et travaille à Sarcelles. Ce n’est pas elle qui vient les chercher à la gendarmerie lorsqu’ils sont arrêtés – ce qui arrive souvent.

Un mois plus tard

Une instruction a été ouverte. Suite à une communication hasardeuse du procureur de Pontoise, elle est dépaysée à Paris. Les gendarmes sont entendus. Les magistrats ne les mettent pas en examen. Ils sont témoins assistés. Rien n’est retenu contre eux à ce stade, et rien ne le sera par la suite. Bien au contraire, deux expertises vont confirmer leurs dires : il n’y a pas eu de « plaquage ventral » (une expression qui ne correspond à aucune méthode pratiquée par les forces de l’ordre), pas de genou sur la carotide, pas de cage thoracique écrasée. Adama Traoré paraissait robuste. En réalité, il avait des fragilités. L’autopsie a mis en évidence une sarcoïdose pulmonaire, une cardiopathie hypertrophique et un trait drépanocytaire. En langage profane : un problème au poumon, une fragilité possible du cœur et une tendance possible à l’essoufflement causé par la drépanocytose, une maladie génétique particulièrement répandue en Afrique de l’Ouest. Adama Traoré est probablement mort après avoir piqué un sprint un jour de grande chaleur, comme cela a pu arriver à des footballeurs professionnels de son âge tels Marc-Vivien Foé en 2003 ou Patrick Ekeng en 2016. Il se trouvait de plus en état de « stress intense » et « sous concentration élevée de tétrahydrocannabinol », autrement dit, du cannabis.

Trois ans plus tard, 2019

Pour le troisième anniversaire de la mort de son frère, le 19 juillet 2019, Assa Traoré publie son « J’accuse ». En toute simplicité. Elle donne les noms et prénoms de toutes les personnes qu’elle estime impliquées dans le décès de son frère, comme s’ils avaient participé à un complot : gendarmes, magistrats, experts, tous mouillés, tous menteurs ! Un scénario classique de mauvaise série policière. Le ministère de l’Intérieur est aux abonnés absents. Les gendarmes portent plainte en diffamation. Ils ne peuvent pas ouvrir un magazine ou allumer leur télévision sans risquer d’entendre qu’ils sont des meurtriers. Ils cachent à une partie de leur entourage qu’ils sont au cœur du dossier. La thèse de la bavure étouffée par une machination d’État se répand. Beaucoup de gens y croient.

Quatre ans plus tard, mai 2020

IMG_20200624_150708Le comité Vérité pour Adama a commandé sa propre expertise à des médecins reconnus. Les juges d’instruction ont accepté une contre-contre-expertise. Elle a confirmé la première, en mars 2020 (voir extrait ci-dessus). Le dossier comprend plus de 2 700 procès-verbaux d’auditions. Personne n’a été mis en examen. Il y a des anomalies et des contradictions dans les récits des témoins, comme toujours, mais absolument rien d’inexplicable. Les magistrats instructeurs s’orientent logiquement vers un non-lieu. Un homme est mort, oui, mais il n’y a pas d’affaire. Le problème est que plusieurs centaines d’articles racontent le contraire ! Dans leur immense majorité, ils ne prennent pas en compte le dossier.

A lire aussi, Pierre Cretin  Adama Traoré: l’avocat de la famille sous-entend à présent que les gendarmes l’ont tué par vengeance

Les gendarmes voient avec effarement monter la marée de l’empathie pour Assa Traoré. Une empathie irraisonnée, qui habille de bouillie compassionnelle de dangereux dérapages. Ils enragent de ne pas pouvoir répondre. Leurs proches compilent silencieusement les émissions et les articles mensongers. Peut-être dans l’espoir de pouvoir un jour rétablir les faits, rien que les faits.

En attendant, les gendarmes prennent sur eux. Ils ont l’habitude. Ils voient souvent la mort et la violence. Les suicidés, les accidentés. Les martyrs. Certaines affaires vous hantent. Comment oublier qu’on a sorti d’une machine à laver le corps sans vie d’un enfant de trois ans torturé par ses parents ? Et comment, malgré tout, traiter les bourreaux en êtres humains ? C’est ce que les gendarmes doivent pourtant faire. Ils n’y arrivent pas toujours. Certains dérapent et la hiérarchie les sanctionne. Des représentants des forces de l’ordre passent chaque année en correctionnelle. Sur quels critères la « machine d’État » aurait-elle décidé d’étouffer la vérité spécialement sur l’affaire Traoré ? Le comité Vérité pour Adama répond par le complotisme : ce n’est pas un cas isolé, les bavures racistes sont légion et le pouvoir les cache. Cette rhétorique est de celles qui transforment des manifestations en émeutes et des émeutes en affrontements ethniques. Le pire, c’est que ceux qui en abusent avec tant de désinvolture savent que le jour où les choses se gâteront vraiment, ils pourront appeler la gendarmerie.

Été 2020 – Causeur #81

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste

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