C’était il y a quatre-vingt ans, fin avril 1940. Lorsqu’Auschwitz vit le jour, ma grand-mère avait un mois tout juste. La beauté de ses traits et la jeunesse conservée de son visage nous transmettent un rappel simple : Auschwitz vit le jour hier.
Pour s’y rendre depuis Varsovie, il faut prendre le temps de la route. Cinq heures durant, traverser la campagne polonaise. Si l’été les champs y sont d’or, de puissants conifères suggèrent une terre chroniquement mordue par le froid.
A l’arrivée le silence, habillé du chant des oiseaux. Puis, solennelle, la traversée de la nuit. Cette nuit d’Elie Wiesel où le pain vaut plus que l’ami, nuit sidérante où les yeux sont secs de ne pouvoir croire ce qu’ils ont vu.
Les ongles des suppliciés ont marqué les murs d’Auschwitz, qui abritent encore les cheveux des femmes et les chaussures de leurs enfants. Ces enfants privés de grandir en Terre des hommes.
Découvrir Auschwitz, c’est comprendre que la Shoah n’est pas un crime froid : l’humiliation, l’ironie et l’absurdité mises en scène ont partie liée avec le génocide. A Auschwitz, on trompe avant de détruire, quand on ne force pas la victime à associer son travail à la destruction.
Découvrir Auschwitz, c’est effleurer la fragilité de son souvenir. Le visiteur attentif l’a compris : il suffirait de regards détournés pour qu’on y fasse place nette. Seul le balai des cars témoigne de la proximité du camp dans la petite ville d’Oświęcim. Aux alentours, nulle mention, pas la moindre indication routière. La Pologne voudrait ne plus savoir. Ainsi à Varsovie, les ultimes stigmates du ghetto sont lentement remplacés par des commerces ou des terrains de sport. Des pierres abattues comme autant d’avertissements giflés, jetés au vent tels de la moraline vieillie.
Enfin, découvrir Auschwitz c’est toucher du doigt l’invraisemblable accessibilité du Mal, sa disponibilité pour quiconque veut s’y laisser tenter. Il en a fallu des hommes pour élire le lieu du charnier, construire le camp et le rendre accessible, le garder, y transporter les suppliciés et les en faire disparaitre. Tous ne sont pas nés salauds. Mais tous, par paresse ou par vacuité, ont embrassé le destin de criminels. Comment une civilisation millénaire se transforme-t-elle en somme de barbares à la conscience tranquille ? Le Mal guette chacun de nous, prêt à bondir sitôt tombés la pensée autonome, le goût du vrai et la culture du doute.
Quatre-vingt ans après, en dépit des témoignages et des œuvres, avons-nous vraiment tiré leçon d’Auschwitz ? Si la concordance des temps n’est pas claire, certaines questions méritent d’être posées. Avons-nous tiré leçon d’Auschwitz quand une partie du monde occidental replace l’essentialisation – c’est-à-dire la définition de l’individu par sa couleur, son origine, sa religion, son sexe ou la nature de ses amours – au cœur de son projet politique ? Avons-nous vraiment appris d’Auschwitz lorsque s’est substitué à l’eugénisme totalitaire l’eugénisme libéral justement décrit par Habermas, présentement incarné par les coups de boutoir de la majorité parlementaire au sujet du projet de loi bioéthique ? Avons-nous véritablement intégré les enseignements d’Auschwitz au moment où nos élites donnent à voir le spectacle d’une démocratie décadente, minée par la médiocrité, la lâcheté et le calcul ?
La mémoire est une braise prise entre deux destins : être soufflée ou s’éteindre. Puisque la lumière s’éloigne de notre temps, soufflons. Pour ne pas « tuer deux fois » les sacrifiés d’Auschwitz – venu l’instant de reprendre la route, ils ralentissent votre pas d’une force étrange. Pour garder à l’esprit ce que peut une société amnésique des principes qui l’ont fondée.
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