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Le sport, dernière illusion espagnole ?


Le 25 mai dernier, la finale de la Coupe du Roi, l’un des moments forts du football espagnol, opposait l’Athletic de Bilbao au Barça. Les Basques contre les Catalans : cette année, c’était donc un peu comme si la Coupe du Roi échappait aux Espagnols. Aussi, prévoyant que l’hymne espagnol serait copieusement sifflé par les supporters des deux équipes, Esperanza Aguirre, la présidente, très à droite, de la région de Madrid, avait proposé que le match soit suspendu pour être joué plus tard à huis clos. De son côté, la fondation DENAES, qui réunit des nostalgiques du franquisme, décida de convoquer une marche « en défense du drapeau ». Finalement, avant le coup d’envoi, comme on pouvait s’y attendre, les supporters basques et catalans ne manquèrent pas de siffler l’hymne[1. On remarquera que ce sont les nationalismes intérieurs qui sifflent l’hymne en Espagne alors qu’en France, ce comportement est le fait de nationalismes extérieurs.]. La télévision espagnole tenta en vain de sauver les apparences, en augmentant le volume de l’hymne et en coupant les micros chargés de capter l’ambiance dans le stade. Mais le procédé était trop grossier pour faire illusion. Le mardi suivant, le ministre des Affaires Étrangères, José Manuel García-Margallo, revint sur cet épisode, en estimant que les sifflements contribuaient à affaiblir l’Espagne : « Je ne dirai pas qu’il y a un rapport direct entre la prime de risque et les sifflets, mais la fragilité de la nation est une chose que les marchés sentent bien ». Serait-ce donc à cause de cette finale de la Coupe du Roi que la prime de risque sur la dette espagnole a atteint le 30 mai un nouveau record, avec un taux à 10 ans à 6,6% ? Alors que l’économie espagnole n’en finit pas de donner des signes de faiblesse, et que les investisseurs craignent un effondrement du système bancaire, le gouvernement appelle à l’union sacrée et utilise le sport pour agiter l’étendard national.

Ce n’est pas nouveau, l’instrumentalisation du sport est un vieux procédé décrit par Pierre Milza : très tôt, les fascistes italiens avaient compris que le football permettait de rassembler « dans un espace propice à la mise en scène, des foules considérables; d’exercer sur celles-ci une forte pression et d’entretenir les pulsions nationalistes des masses »[2. Pierre Milza, « Le football italien », Vingtième Siècle, nº26, avril-juin 1990.]. En Espagne, c’est pendant la dictature du général Franco, alors que le Real Madrid était devenu l’équipe officielle du régime, que le Barça et l’Athletic de Bilbao devinrent, pour les Catalans et les Basques, une façon de revendiquer leur identité. Si le franquisme a bien sûr disparu, le football incarne toujours ces sentiments. L’Athletic de Bilbao continue de n’aligner que des joueurs basques : en demeurant imperméable aux flux internationaux de joueurs, il résiste à la mondialisation et protège son identité.

Vue de France, où l’on a l’odorat fort sensible, cette résurgence du nationalisme pourrait sembler nauséabonde. Or, en Espagne, il est plutôt naturel de revendiquer son identité. Il n’y a guère que les Indignés pour ne pas le faire : cette jeunesse mondialisée et poseuse est finalement trop bien pensante pour adhérer à l’idée de nation. Du coup, l’an dernier, le mouvement des Indignés avait rencontré moins d’écho à Bilbao ou Saint-Sébastien que dans le reste de l’Espagne : au Pays basque, en effet, c’est le sentiment national, et son corollaire indépendantiste, qui cristallisent tous les motifs de protestation et de revendication. De la même façon, le clivage gauche/droite est moins déterminant que celui qui oppose les partis espagnols aux partis basques : en 2009, alors qu’il ne représentait que 30% de l’électorat, le socialiste Patxi López est devenu lehendakari, c’est-à-dire chef du gouvernement basque, grâce à une alliance contre-nature avec les députés du Parti Populaire (droite). Les deux partis espagnols, rivaux à Madrid, privaient ainsi de pouvoir les nationalistes basques, qui avaient recueilli la majorité des suffrages malgré leurs divisions.

Et maintenant qu’ETA a déposé les armes, la crise économique est en train de faire évoluer le discours indépendantiste. La grève générale du 29 mars dernier, paralysant toute l’Espagne contre la réforme du droit du travail, fut en effet l’occasion pour les Basques, qui ont le sentiment d’avoir mieux géré leur région que beaucoup d’Espagnols, de revendiquer leur indépendance. Le message des affiches diffusées par la gauche nationaliste basque était explicite: « L’Espagne est notre ruine… Indépendance ! ». Le conflit basque deviendrait ainsi un conflit post-national, selon la définition qu’en donnent Laurent Davezies et Philippe Rekacewicz[3. Laurent Davezies et Philippe Rekacewicz. Régions contre États-nations, Le Monde Diplomatique, février 2004.] : « Les conflits post-nationaux sont le fait de régions, généralement riches et contributrices nettes aux budgets nationaux, qui souhaitent, en s’appuyant sur une identité régionale plus ou moins établie, couper ou réduire le lien national pour se libérer du « boulet » de la solidarité qu’il implique ». Dans ces conditions, alors que le Pays basque, avec un A+, est la région d’Espagne la mieux notée par l’agence Fitch, on peut penser que la mise en place des hispanobonos, ces obligations qui permettraient de mutualiser les dettes régionales, sur le modèle des eurobonds que François Hollande préconise à l’échelle européenne, pourrait être mal vécue et faire le jeu des indépendantistes.

Madrid a senti le danger et tente donc de raviver la flamme du nationalisme espagnol. C’est d’autant plus important que plusieurs scandales ont récemment éclaboussé la monarchie. Le 1er juin, soit une semaine après la finale de la Coupe du Roi, on célébrait en Espagne le jour des Forces armées. L’occasion, pour les journaux de droite, comme El Mundo, d’insister sur l’ovation que les militaires ont réservée au Roi. La Razón titrait sur un sondage qui indique que « les Espagnols ont confiance en l’Espagne ». Enfin, à la une du quotidien ABC, ce n’est pas par hasard si l’on retrouvait les déclarations du ministre de la Défense, Pedro Morenés Eulate, expliquant que « la normalité des cérémonies militaires au Pays basque est un critère essentiel ».

Mais le sentiment national espagnol ne se définit pas seulement par rapport aux nationalismes intérieurs, comme le catalan, le basque ou même le galicien : il s’est également construit en opposition aux autres nations européennes. Ainsi, la vieille querelle avec les Britanniques à propos de Gibraltar vient d’être ranimée, au prétexte que le prince Edward a annoncé qu’il visiterait le rocher, si bien qu’aucun représentant de la famille royale espagnole ne s’est rendu à Londres pour le jubilé de la reine Elizabeth II. Mais surtout, l’identité nationale espagnole s’est forgée par rapport à la France. On a encore pu le vérifier dernièrement, quand la condamnation pour dopage du cycliste Alberto Contador, en février dernier, a réveillé en Espagne un vieux sentiment anti-français. Un sketch des Guignols de l’Info, qui moquait les sportifs espagnols, avait en effet blessé l’orgueil national des Espagnols, si bien que la vice-présidente du gouvernement, Soraya Sáenz de Santamaría, s’était crue obligée de condamner ces « attaques », affirmant que le gouvernement « défendra l’authenticité des exploits des sportifs espagnols ».

En fait, le sentiment anti-français, entretenu par le nationalisme espagnol, est récurrent depuis la Révolution et l’Empire. La France, persuadée de sa supériorité et de son universalité, avait envahi l’Espagne en imaginant qu’elle pourrait lui apporter les acquis de sa Révolution. Depuis, les Français sont considérés comme d’arrogants donneurs de leçons. Le sketch des Guignols était donc inacceptable outre-Pyrénées et la résurgence de sentiments anti-français qu’il a entrainée fut particulièrement opportune au moment où le gouvernement espagnol, pour lutter contre un chômage qui touche un quart de la population active, préparait une réforme du droit du travail. Ainsi, dans une société menacée de désagrégation, sous l’effet des difficultés économiques et des revendications régionales, le sport est utilisé par Madrid comme le dernier ciment de son orgueil national blessé. Jusqu’à quand ?
 
*Photo : mitsurinho



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