La fondation Beyeler propose jusqu’au 26 juillet une importante exposition Edward Hopper, consacrée principalement à ses paysages. Cet artiste a échappé au déclassement et à l’oubli qui a marqué la plupart des artistes figuratifs américains de la première moitié du XXe siècle. Une belle occasion d’entrer dans son univers si singulier et, à travers lui, d’entrouvrir les portes d’une période particulièrement riche de l’art américain.
Un cas de réfutation de l’historiographie ordinaire
Les historiens de l’art commencent à parler de Hopper, souvent on les sent en difficulté.
Ils ont du mal à raccrocher cet artiste au récit qui tient habituellement lieu d’histoire de l’art du XXe siècle. Les uns vont chercher à son crédit qu’il aurait été apprécié par certains expressionnistes abstraits comme Motherwell. Le critique d’art Philippe Dagen explique avec le plus grand sérieux (lors d’une précédente exposition) que : « Hopper, à son insu, annonce la rigueur ultramoderne du minimalisme new-yorkais ». Beaucoup se résignent à considérer Hopper juste comme un électron libre, une exception qui confirme la règle. Enfin, Claire Maingon, de Beaux-arts magazine, voit tout simplement en lui un homme « à contre-courant ». Tout ceci est totalement absurde. En réalité, Hopper est tout sauf isolé. Il appartient à une histoire extraordinairement riche, mais que tout le monde ignore superbement, celle de l’illustration et de la peinture figurative américaines de la première moitié du XXe siècle.
À l’école de la poubelle
Edward Hopper naît en 1882 dans une famille de commerçants baptistes qui encouragent ses aspirations artistiques. Il grandit à Nyack, au nord de New York, au bord de la Hudson river. Cette région est fréquentée tout au long du XIXe siècle par des peintres de paysage regroupés sous le nom de Hudson river school (voir encadré plus bas). Ils popularisent une conception mystique des grands espaces. Dieu et la nature forment à leurs yeux un tout indissociable qui pourrait évoquer Spinoza, mais qui dérive plus directement de l’esthétique du sublime de Burke (connu en France pour sa critique de la Révolution). L’Hudson river school constitue le socle de la tradition américaine et de la culture de Hopper.
Il fait des études d’art à New York et rencontre, soit comme professeurs, soit comme élèves, des artistes de l’Ash Can School (littéralement école de la poubelle). On peut dire que, depuis les caravagesques, peu de peintres représentent avec autant de verve et de crudité la vie réelle des humains. Hopper et son ami Guy de Penne, tout en faisant partie du groupe, s’en distinguent par une sensibilité plus contemplative.
Après ses études new-yorkaises, Hopper voyage en Europe à plusieurs reprises, et tout spécialement à Paris qui fait figure à cette époque de métropole des arts. On vient y rechercher l’enseignement de maîtres considérés aujourd’hui un peu vite comme académiques au sens péjoratif, tels que Bouguereau, Carolus-Duran, Benjamin-Constant, etc. Des institutions privées, comme l’Académie Julian, suppléent l’accès restreint de l’École des beaux-arts et forment de nombreux étrangers. Hooper fait de longs séjours à Paris. Il est fasciné par cette ville. Il est ardemment francophile et le restera toute sa vie. Il aime notre littérature et se récite par cœur des poèmes de Verlaine. Cependant, contrairement aux autres jeunes Américains, il ne fréquente guère d’atelier ou d’académie. Il passe son temps à déambuler en solitaire. Il peint et dessine dans la rue et visite les musées. Il mène une vie très rangée, rencontre peu de monde et n’est pas affecté par les nouveaux courants artistiques. Il ne s’intéresse que momentanément aux impressionnistes, et pas du tout aux cubistes. Il est présenté à Gertrude Stein, mais son cénacle l’ennuie. On pense qu’il y croise Picasso, mais il n’en garde aucun souvenir. Ce qui le marque surtout, ce sont les maîtres anciens, notamment les Hollandais.
L’illustration, poursuite de la peinture d’histoire par d’autres moyens
De retour à New York, il commence à gagner sa vie comme illustrateur. On est en plein âge d’or de l’illustration (voir encadré). Généralement, l’historiographie considère ce genre comme inférieur et superficiel. C’est une très lourde erreur. En effet, l’illustration apparaît à beaucoup d’égards comme une poursuite par d’autres moyens de la peinture d’histoire et de genre. En effet, l’explosion des livres et des magazines offre aux créateurs un public beaucoup plus vaste que les cimaises de quelques lieux prestigieux. C’est là, sur le papier, que sont évoqués les événements comme la Première Guerre mondiale. C’est là qu’on peut le mieux développer la satire des hommes et des femmes de ce temps. Il suffit de regarder sans a priori les grands illustrateurs de cette époque pour saisir leur excellence artistique et leur verve narrative. Pendant vingt ans, Hooper est principalement un illustrateur. C’est une école de concision et d’efficacité des images.
Cependant, quand on voit des photos du jeune Hopper dans des sortes d’openspace avec d’autres illustrateurs, on le sent morne. Il n’aime pas la vie en groupe et n’a pas envie qu’on lui dicte ses sujets.
Hopper lit beaucoup. Il a une grande culture. Il se passionne en particulier pour Freud et Jung. Il va aussi énormément au cinéma et réfléchit à la force des images cinématographiques. Il est convaincu que la peinture a une capacité particulière à exprimer certaines choses profondes et silencieuses. Il voudrait être autonome, créer entièrement par lui-même. Du coup, il commence à produire des gravures, des aquarelles ou des peintures de chevalet et essaye de les vendre. Mais ses sujets, un peu déprimants, ne trouvent pas acquéreur. Ce n’est que la quarantaine passée, et encore très lentement, que sa carrière décolle.
Taiseux, bizarre, contemplatif
C’est aussi à quarante-deux ans qu’il croise Jo, une ancienne étudiante en art qu’il avait aperçue jadis dans la mouvance de l’Ash Can School. Ils se marient. Très vite leur divergence de caractère devient un enfer. Ayant découvert avec Edward les joies de la bagatelle, Jo ne cesse de se plaindre à la cantonade du manque d’ardeur de son mari. Edward, de son côté, trouve qu’en matière artistique Jo est nulle et il lui demande d’arrêter. Cette dernière accepte, mais lui interdit en retour d’avoir d’autres modèles qu’elle. Jo inspirera à Edward ses inoubliables personnages de bimbos hypersexuées ne suscitant qu’une désolante distanciation. Cependant, ce qui exaspère le plus Edward est que Jo est une personnalité très sociable et très bavarde. Il voudrait la faire taire. En vain.
Edward Hopper, lui, est un authentique taiseux. Là où il se trouve le mieux, c’est dans une sorte d’ermitage, quand le temps le permet, au bout du Cape Cod, au nord-est des États-Unis. Ils y résideront souvent et formeront un couple étrange. Après la mort d’Edward, en 1967, Jo sera une veuve modèle s’occupant activement de la promotion de son défunt.
La voie de la clarté
Beaucoup reprochent à Hopper une facture plate – croient-ils – et une absence de picturalité. C’est l’avoir bien mal observée. Sa peinture est en réalité animée de discrètes vibrations produisant un lyrisme retenu. Le problème est que beaucoup d’amateurs d’art sont habitués à des empâtements de plus en plus démonstratifs. Avec les fauves, la pâte s’exhibe avec la consistance du dentifrice. Quand on en arrive à des gens comme Lindström, la matière semble préparée à la bétonnière. À force, nombre de regardeurs ne perçoivent plus la subtilité d’une touche discrète. En outre, au fur et à mesure que ces matières prennent de l’importance, la peinture change de statut. On finit par y voir une surface créative, un objet en soi, mais l’on n’est plus invité à entrer par l’imagination dans le monde de l’artiste. Il y a présentation et non-représentation.
La picturalité de Hopper passe inaperçue pour beaucoup de gens, car elle est mezzo voce. Hopper veut qu’on pénètre sans difficulté dans son univers. Il rend même ses images plus lisibles que des images réelles. Il est comme un auteur qui aurait travaillé son texte pour qu’il soit si concis que le lecteur avance sans même sans s’en apercevoir. Ce parti pris ne doit rien au hasard. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer qu’au début la peinture de Hopper est assez empâtée. On y voit de larges coups de pinceau. Cependant, avec les années, sa touche se resserre et c’est là qu’il devient original, qu’il affirme son style.
Cette exigence de clarté est loin d’être l’apanage du seul Hopper. Elle est popularisée par le terme de « ligne claire », à l’occasion des BD d’Hergé. Cependant, bien avant, de nombreux illustrateurs de la fin du XIXe et du début du XXe livrent des compositions souvent pleines de fantaisie, voire très complexes, mais marquées par un souci très poussé de lisibilité. On peut même dire qu’il y a parfois une sorte de virtuosité à rendre parfaitement lisibles les compositions les plus enchevêtrées. Thornton Oakley, rendant hommage à son maître Howard Pyle (voir encadré), résume bien cet état d’esprit en disant que « l’illustration est le type d’art pictural le plus élevé, parce qu’elle est […] simplement une image éclaircissante ». Cette voie de la clarté, à rebours de l’opacité recherchée par la peinture post-impressionniste et moderne, est un fil conducteur de beaucoup d’illustrateurs et de peintres figuratifs.
Le renouvellement de la notion de sujet
L’exposition proposée par la fondation Beyeler met l’accent sur les paysages. Il s’agit de vues de coins de nature, de maisons et de paysages urbains, ou encore de navigation de plaisance. Elles reflètent le tempérament contemplatif de leur auteur. On y voit généralement aucune action véritable et peu d’objets. C’est donc principalement la vacuité de l’espace qui est à regarder et la présence de choses indifférentes à l’homme. Souvent, les paysages de Hopper sont traversés par des ombres portées produites par un soleil hors cadre suggérant une sorte de sentiment métaphysique. Cela pousse certains à faire un rapprochement avec la peinture « métaphysique » de Chirico. Cependant, ce qui est un procédé répétitif et finalement abandonné à la maturité chez ce dernier est développé de façon subtile, variée et sincère chez Hopper.
Nombre de compositions de Hopper comportent cependant des personnages. Leur attitude est souvent passive. Par exemple, certains sont allongés sur des chaises longues et regardent le lointain. Parfois, ils sont occupés – et c’est sans doute là le plus intéressant – à des tâches extrêmement bénignes. C’est le cas de ce pompiste en train de remettre le pistolet de la pompe à son emplacement. C’est aussi le cas de cette femme (hors exposition) occupée à tourner sa cuillère dans une tasse de café. On est loin de la peinture d’histoire ou des scènes de genre habituelles qui condensent un récit édifiant ou ironique. Ce dont il s’agit avec Hopper, c’est bien d’une histoire, si l’on veut, ou d’une anecdote, mais si minime qu’on entre dans le tissu même de l’existence. On prend conscience de ces moments microscopiques qu’on néglige habituellement. Cette conception existentielle du sujet renouvelle complètement la figuration.
Quelques pistes pour découvrir la figuration américaine autour de Hopper
La Hudson river school débute avec Thomas Cole, puis Frederic Edwin Church et Albert Bierstadt. Ces peintres évoquent la beauté religieuse des grands espaces. Les œuvres de Thomas Moran contribuent à la création du parc de Yellowstone. Les générations suivantes mettent l’accent sur la vie des pionniers. Charles Marion Russell s’engage comme simple cow-boy dans le Nevada et Frederic Remington brosse des scènes du Far West.
Les poids lourds du XIXe : comme en Europe, les États-Unis voient apparaître dans la seconde partie du xixe de grandes figures artistiques : Citons Thomas Pollock Anshutz, Winslow Homer, William Merritt Chase, John Singer Sargent. Le remuant Thomas Eakins a une influence décisive sur les générations suivantes.
Le tonalisme de George Inness ainsi que celui de Thomas Dewing livrent des peintures particulièrement vibrantes et intimistes de la nature.
L’Ash Can Scool (école de la poubelle), sous l’impulsion de Robert Henri, préconise des thèmes crus et une facture puissante, sans oublier un engagement à gauche. On y trouve des artistes aussi exceptionnels que George Luks, John Sloan, Everett Shinn, George Bellows, mais aussi parmi les élèves, le jeune Léon Trotski. C’est principalement dans ce cénacle que Hopper se forme, même si ses sujets peuvent paraître plus froids.
La Brandywine river school, fondée par Howard Pyle, porte l’illustration à un niveau impressionnant tout en continuant à pratiquer une très belle peinture. Thornton Oakley, NC Wyeth (le père d’Andrew) et les Red Rose Girls (voir ci-après) y sont formés. Ce mouvement influence des illustrateurs comme Maxfield Parrish et Norman Rockwell.
Les Red Rose Girls : trois artistes, Violet Oakley, Jessie Willcox Smith et Elizabeth Shippen Green, vivent en communauté dans une maison intitulée Red Rose Inn qui leur donne son nom. Elles portent l’illustration, mais aussi la peinture murale, à un niveau inégalé.
Nombre de personnalités ayant des vies et des œuvres stupéfiantes enrichissent cette période. Citons parmi beaucoup d’autres Ralph Blakelock. Son insuccès le rend dépressif alors qu’il doit nourrir une famille qui compte neuf enfants. Il est finalement interné. Peu après, des amis viennent lui dire que désormais de nombreux musées s’arrachent ses peintures. Il en parle à ses médecins qui y voient de la paranoïa et durcissent son traitement. Citons aussi Henry Ossawa Tanner, peintre afro-américain. Sa mère naît esclave. Il est ainsi prénommé en référence à la bataille d’Osawatomie, haut lieu des combats abolitionnistes. Il est formé par Thomas Eakins et évolue vers un style symboliste en rapport avec sa grande ferveur méthodiste. Fuyant le racisme de son pays, il part s’installer en France où il épouse une chanteuse d’opéra suédoise. Il repose au cimetière de Sceaux.
Le choix d’évoquer de petits instants, on s’en rend compte avec le recul du temps, anticipe la nouvelle peinture figurative qui prend son essor actuellement. Par exemple, les personnages de Michael Borremans s’affairent eux aussi avec sérieux à des besognes apparemment insignifiantes. Servan Sabu, observateur de la vie ordinaire en Roumanie, peint des moments infimes du quotidien. Luc Tuymans développe un minimalisme du même ordre. On pourrait multiplier les exemples, mais ce qu’il y a de commun entre tous ces artistes, c’est qu’ils ont une conception existentielle de la figuration qui fait parfaitement écho à celle de Hopper.
Un antimoderne absolu
Pendant l’Entre-deux-guerres, Hopper sent monter des formes d’art auxquelles il est profondément hostile. En particulier dans le cadre du New Deal, l’Art Project finance un certain nombre de plasticiens en difficulté. Les créateurs concernés sont relativement variés. Ce que conteste Hopper est que l’État est peu regardant, à ses yeux, sur la qualité des œuvres et fait vivre artificiellement des artistes en dehors de toute sanction du public. En particulier, des expressionnistes abstraits encore peu connus, comme Pollock, Rothko, Ad Reinhardt, Lee Krasner, etc., sont soutenus par les pouvoirs publics. Après la Seconde Guerre mondiale, Hopper est furieux que les grands musées américains achètent en masse ces artistes et les promeuvent à l’échelle de la planète dans le cadre de la dimension culturelle de la Guerre froide. Dans le même temps, les artistes figuratifs populaires américains sont progressivement rétrogradés au statut d’artistes « régionaux ». Hopper comprend que son monde est en train de disparaître et cela finit d’assombrir sa vieillesse.
On peut remarquer que les dates d’Edward Hopper (1882-1967) sont très similaires à celles de Marcel Duchamp (1887-1968). On comprend aisément à quel point ces deux hommes appartiennent à des conceptions de l’art et à des histoires extraordinairement éloignées l’une de l’autre. La différence est que l’histoire à laquelle appartient Hopper reste à écrire.
À voir absolument : Edward Hopper, Fondation Beyeler, Bâle (Suisse), jusqu’au 26 juillet.
https://www.fondationbeyeler.ch/fr/
Pour approfondir : 200 years of american illustration, Henry C. Pitz, préface de Norman Rockwell, 1977