Cet été, le photographe Didier Ben Loulou pose son regard sur les Sanguinaires.
Recevoir le dernier livre de Didier Ben Loulou en Service de Presse (SP comme disent les affranchis) n’a rien d’un devoir de vacances pour le critique enseveli sous la mitraille éditoriale que je suis. Ma boîte craque sous les enveloppes à bulles et les appels à l’aide.
Entre nous, j’attendais Sanguinaires qui paraît aux éditions La Table Ronde depuis maintenant plusieurs jours. Il est arrivé dans mon courrier, un lundi matin. Dans sa nudité originelle. Pur et violent. Âpre et mélancolique. Brumeux et chaud, à la fois. Terreux et balnéaire. Sans appendice, sans argumentaire, sans cette volonté absurde et vaine de témoigner, de toujours expliquer le monde en marche. Ce livre, brut et pénétrant, se suffit à lui-même. Il ne gonfle pas les pectoraux. Il ne s’agite pas dans les rayonnages. Il ne veut pas séduire à tout prix. Il laisse une place au lecteur, son libre-arbitre est garanti. Ce qui est un gage de qualité et de respect pour le public. Le travail de l’artiste, à Athènes ou à Jaffa, tient plus de la déambulation minérale que du reportage formaté.
Psychologue du littoral
On étudiera bientôt le toucher de pellicule de Ben Loulou dans les écoles de photographie comme une forme avancée d’introspection. Une manière de révéler une nature indomptable et de la faire coexister avec nos doutes. Les paysages même absents de personnes vivantes sont le reflet de nos états d’âme. Le décor et nos réflexions les plus intimes font corps, se parlent silencieusement, ce dialogue intérieur est brassé par les nuages et le ressac. Sa mise en scène s’efface derrière une technique ample, seul son talent s’exprime alors et déploie une impression contrastée d’un tumulte étrange.
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Je considère le photographe comme le grand archiviste de la Méditerranée, ses images actuelles me renvoient, sans cesse, au passé ou plus exactement à des bribes d’enfance. Il tamise la nostalgie en refusant farouchement l’émotion gluante et le cadrage obscène, la force des éléments l’oblige à la retenue. Ben Loulou aurait pu choisir la facilité, trafiquer le réel pour soudoyer l’œil, il préfère la voie de l’ascétisme. Il ne s’égare pas dans le trop-voyant. De Marseille à Jérusalem, il ne déflore jamais les terres ensoleillées, il leur redonne même leur dignité précaire, leur expression vagabonde, leur sauvagerie intacte.
Identités insulaires
Chez Ben Loulou, psychologue du littoral, la plage est un objet d’errance et de repli. Un refuge dont il entrouvre délicatement les fenêtres quand la frénésie marchande s’est dissipée, quand la foule a disparu. Nous ne sommes plus les spectateurs béats du fracas de l’extérieur, nous entrons dans une tapisserie de plantes et de rochers, d’ombres et d’ocre. Depuis très longtemps, la Corse n’avait pas été saisie aussi justement, aussi charnellement. Les Corses y puiseront les ferments de leur identité insulaire, loin des clichés et des raccourcis. Ben Loulou a capté la vérité des austères et extatiques Sanguinaires, entre Ajaccio et la presqu’île de la Parata.
Sa Méditerranée a parfois des accents de Mer du Nord, d’abandons océaniques, d’automnes déchirants. Quand le ciel se voile et les vagues dansent, le contour d’un arbuste, la découpe d’un mur flétri ou la silhouette d’une mosaïque s’apparentent à une recherche métaphysique. La photo de Ben Loulou est une quête, un approfondissement des racines et une distorsion de la géographie. Il décèle dans ces liens fugaces, que ce soit un palmier, un chardon ou une grille rouillée, des éléments fondateurs. L’homme misérable y retrouve ses peurs d’enfance et se permet l’impensable dans une société du tapage lumineux, c’est-à-dire une promenade solitaire. Une échappée salvatrice. Ben Loulou nous apprend à regarder là où d’habitude notre regard a tendance à fuir ou à se perdre dans la banalité.
Cet éveil des sens est rare et précieux. Alors quand je reçois un livre de Ben Loulou, je n’ai pas besoin de me forcer, les mots déboulent, ces photos m’accompagneront durant de longs mois. Je sais, par avance, qu’en novembre ou décembre prochain, j’ouvrirai Sanguinaires et y capterai la même intensité et fragilité.
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