Une statue de Ravaillac, l’assassin de Henri IV, place des Vosges à Paris ? Au Japon, l’idée ne semblerait pas si farfelue. Quatre siècles après sa mort, un traître régicide fait figure de star alors que le mystère de ses motivations passionne les historiens comme les profanes. Un signe de la bonne santé de l’histoire et du débat historiographique dans l’archipel.
Interviewé par Elisabeth Lévy le mois dernier sur REACnROLL, Marcel Gauchet faisait un triste constat : la France achève de sortir de l’Histoire sans même s’en émouvoir, trop occupée qu’elle est à se mettre au diapason américain. Disparus les Michelet, Grousset, Furet : le temps n’est plus aux questions ni même aux querelles mais aux problèmes. Au temps des déboulonnages de statues, le débat historiographique semble devoir se limiter à la question de savoir si Colbert était méchant.
Shôgun à la place du shôgun
Le Japon n’a pas ce problème. En témoigne cette initiative de la mairie de Fukuchiyama (région du nord-ouest de Kyôtô) qui a organisé, en collaboration avec le musée d’histoire de la ville, un questionnaire en ligne. Ce sondage portait sur le seigneur (daimyô) Akechi Mitsuhide, célébrité locale et protagoniste de la « grande histoire ». Car Mitsuhide n’est pas simplement le seigneur de Fukuchiyama : il est surtout un personnage de premier plan de l’histoire du Japon de l’époque des « provinces en guerre » (du milieu du XVème siècle à la fin du XVIème). Il y a forgé son obscure légende en trahissant l’homme le plus puissant de l’époque alors à son apogée, son seigneur Oda Nobunaga. Obscure car l’homme a péri sur les champs de bataille un mois après son forfait, emportant dans la tombe le secret de ses intentions. Un grand point d’interrogation plane sur ce personnage-clé de l’une des périodes les plus fascinantes de l’histoire du Japon, cet « univers sens dessus-dessous » où chacun se rêvait shôgun à la place du shôgun.
A lire aussi, Jérôme Blanchet-Gravel: Une amnistie pour tous les criminels «racisés»?
Le débat est toujours ouvert parmi les spécialistes pour trouver la clé du « plus grand mystère de l’histoire du Japon » comme aime à l’appeler Tetsuô Owada, l’historien qu’a débauché la ville de Fukuchiyama pour soumettre cet épineux problème à la sagacité des internautes japonais… Pour l’occasion, Owada a proposé aux volontaires de faire leur choix parmi 50 explications différentes ! Témoignant au passage de l’indéfectible affection des Japonais pour les questionnaires à choix multiples (QCM). Y figurent des hypothèses classiques comme l’inimitié personnelle ou la soif de pouvoir aux côtés de propositions plus originales comme la « volonté [de Mitsuhide] d’arrêter le processus de déification [de son maître] ». L’opération a connu un franc succès avec un total de 35 359 votes des quatre coins du pays encore confiné. Précisons, à l’heure où les études statistiques sont jugées de près[tooltips content= »Cf. le LancetGate »]1[/tooltips], que ce questionnaire n’est probablement pas représentatif de l’ensemble de la population japonaise (la surreprésentation des jeunes liée à l’utilisation d’Internet semble assez évidente). Néanmoins c’est une bonne occasion d’explorer le rapport des Japonais à leur histoire et d’interroger certaines idées reçues.
La fidélité du guerrier ?
L’hypothèse qui a recueilli, de loin, le plus de suffrages (4 046) est la suivante : Akechi Mitsuhide a tué son suzerain Oda Nobunaga car celui-ci était devenu un tyran. C’est donc l’équilibre des pouvoirs qui aurait poussé le vassal idéaliste à commettre un mal pour un bien. Tetsuô Owada s’avoue surpris, s’attendant à voir en tête des explications plus traditionnelles comme le conflit d’egos et la lutte pour le pouvoir. Il n’est pas le seul : certains des plus grands journaux du pays[tooltips content= »Mainichi Shinbun, Yomiuri Shinbun, Sankei Shinbun… »]2[/tooltips] en ont parlé. Cet étonnant résultat, qui remet en cause le caractère sacré du devoir d’obéissance envers son seigneur, y est sans doute pour quelque chose.
Contrairement à une idée solidement ancrée[tooltips content= »Datant probablement de la codification du mythique code de l’honneur des guerriers japonais (le bushidô) dans le Hagakure en 1716. »]3[/tooltips] les liens entre vassaux et seigneurs reposaient rarement sur un devoir d’obéissance absolue tel qu’exposé dans le bushidô. En pratique les guerriers changent souvent d’allégeance en fonction de leurs proximités ou de leurs intérêts. La grande guerre qui court tout au long du XIIème siècle est souvent présentée comme ayant opposé le clan des Taira à celui des Minamoto. En réalité les deux clans comptaient chacun dans leurs rangs nombre de Taira et de Minamoto mélangés, même si les branches aînées s’opposaient distinctement (Cf. les ouvrages de Pierre-François Souyri, notamment Les guerriers dans la rizière et Histoire du Japon médiéval). La fidélité inconditionnelle a bien entendu existé mais on la trouve beaucoup plus parmi les « petits » (guerriers de la garde rapprochée…) que chez les puissants vassaux. De nombreuses histoires d’hommes-lige se sacrifiant héroïquement pour leur seigneur peuplent l’histoire et la mémoire collective japonaise. C’est le destin de Mori Ranmaru, dernier des fidèles d’Oda Nobunaga qui se sacrifia pour retarder l’entrée des troupes de Mitsuhide dans le temple de Honno-Ji et permettre à son maître de se suicider dignement. Nobunaga a-t-il été un « tyran » comme le suggère l’hypothèse gagnante ? L’opprobre en tout cas n’est pas jetée sur le traître qui pouvait fort bien avoir ses raisons. Gageons que cela ne diminue pas pour autant l’admiration pour ce héros populaire qu’est Ranmaru.
Les Japonais peu concernés par leur passé ?
Pour nombre d’internautes Mitsuhide n’a pas agi seul, c’était l’instrument d’un seigneur plus puissant, propulsé à la tête du pays : Toyotomi Hideyoshi. Pour certains ce serait même Hideyoshi qui aurait commis l’acte en personne (hypothèse qui arrive en 5ème position dans le classement). Les tenants de cette hypothèse auraient du mal échapper à l’accusation de complotisme sous nos latitudes où le souvenir de l’Histoire, de ses jeux de pouvoir et de ses luttes d’influence, est en train de disparaître. Pourtant ces hypothèses de « gouvernement de l’ombre », qui représentent plus de la moitié des choix proposés, témoignent d’une bonne connaissance de l’histoire nationale dont l’une des spécificités les plus marquées est que, bien souvent, le pouvoir réel échappe à celui qui en est officiellement le détenteur. Il faut ici saluer le travail des concepteurs qui, ayant pris le livre d’Odawa pour référence, ont su en tirer 50 propositions détaillées et les classer de manière claire, concise et convaincante.
Le sentiment de la continuité historique irrigue toujours l’archipel en profondeur. Cet épisode seul suffirait à le prouver s’il ne s’inscrivait pas en sus dans un cadre plus large. Tous les ans, sur toute l’année, la NHK (radio du service public) diffuse une série de fictions historiques à très gros budget appelée « Taiga Drama »[tooltips content= »Ce programme réunissait il y a 30 ans 40% des parts d’audience ! Ces records sont loins puisqu’il ne parvient aujourd’hui que difficilement à franchir la barre des 10% mais il ne faut pas sous-estimer son poids et son influence dans le paysage médiatique »]4[/tooltips], devenue une institution après presque 60 ans d’existence. Cette année le héros est… Akechi Mitsuhide ! Sans doute la série est-elle à l’origine du projet de la mairie de Fukuchiyama, surtout que l’historien du questionnaire, Tetsuô Odawa, est aussi le « conseiller histoire » de la série. Plus qu’une fierté personnelle la culture historique est un jardin secret entretenu par le groupe, qui n’affleure à la surface que lorsque l’émulation est collective. Au Japon, comme le dit Tadao Takemoto[tooltips content= »L’âme japonaise en miroir: Claudel, Malraux, Lévi-Strauss, Einstein…, p13 (préface d’Olivier Germain-Thomas) »]5[/tooltips], « l’essentiel est caché » et l’histoire ne fait pas exception. L’Occident sous influence américaine ne croit plus qu’au visible, au transparent, aux images. Ce drôle de questionnaire est d’autant plus rafraîchissant qu’il redonne toute sa place à la complexité de l’histoire humaine.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !