Sinistrée par 30 millions de visiteurs annuels, Venise n’en retire aucun bénéfice économique. Grâce au confinement, la cité des Doges a retrouvé sa beauté et son authenticité. Charge aux Vénitiens d’inventer un modèle alternatif au tourisme de masse.
Venise revit, sa beauté resplendit. Plus un navire de croisière à l’horizon. Les dauphins se réapproprient la lagune, les canards nidifient sur le Grand Canal. Dans ses eaux clarifiées, on a récemment vu – et filmé – au pied d’un palais un poulpe s’accrochant aux huîtres.
Autour d’eux, les palais renouent plus que jamais avec leur vocation théâtrale, mais ils ont perdu leur public. C’est sublime et c’est triste. Venise est décidément dépouillée de ses habitants. Elle est vide ; mon frigo aussi. Oubliant que tous les supermarchés sont fermés, je m’aventure dans les rues un lundi de Pâques. De Rialto à San Basilio, j’avance sur deux kilomètres sans croiser un seul être humain. Décor de science-fiction.
Puis un miracle se produit : le déconfinement. En quelques jours la vérité éclate : Venise n’est pas inhabitée. Pour la première fois depuis des siècles, les Vénitiens sont confrontés à leur propre identité. Noyés parmi des millions de visiteurs, continûment incités à l’exil, ils pensaient avoir disparu. On leur tend enfin un miroir : ils existent. Et ils sont beaucoup plus nombreux qu’ils ne le pensaient. De vie de Vénitien, on n’a jamais vu ça. Les places grouillent d’enfants, les rameurs abondent sur les canaux, la ville éclot au cœur du printemps. Cafés et restaurants ouvrent de nouveau. Spectacle inédit : les quais regorgent de convives dînant à la chandelle dans le plus beau décor du monde, enfin libéré de la multitude passive des badauds. Tout reprend un sens. L’évidence est criante : jamais on ne voudra revivre ce qu’on a vécu. Une occasion historique se présente à nous. Celle d’un point de non-retour vers le spectacle d’une mise à mort annoncée.
Ce que Venise ne veut plus vivre
Cette mise à mort, quelques chiffres en témoignent. En 1951, la population de Venise « Centro storico » comptait 174 808 habitants. En 2019, nous sommes passés sous la barre des 50 000. En cause, le développement incontrôlé du tourisme. 30 millions de visiteurs l’année dernière : 600 fois la population locale. 600, c’est aussi le nombre de navires de croisière que les autorités continuent d’accueillir chaque année. Les fines particules empoisonnent l’air et les remous altèrent les fragiles fondations de la ville. De tels sacrifices permettent-ils au moins d’enrichir la ville ? C’est précisément le contraire qui advient. 75 % des visiteurs ne passent pas plus d’une journée sur place. La cité s’appauvrit. L’État italien, seule autorité compétente pour prendre des mesures efficaces, est aux abonnés absents. Pire, il semble avoir sacrifié la Sérénissime. Les autorités locales ne disposent pas du levier juridique pour prohiber le passage des cruise ships. En 2012, suite au désastre du Costa Concordia, le gouvernement Monti interdit à ces navires de s’approcher à moins de deux milles du littoral italien… exception faite de la lagune vénitienne. Le 2 juin 2019, incontrôlable, un monstre flottant s’écrase contre un quai. Quelques semaines plus tard, on permet à un autre mastodonte de sortir au cœur d’un violent orage de grêle. Il frôle la place Saint-Marc.
Fin 2016, l’Unesco tire la sonnette d’alarme et menace d’inscrire Venise sur la liste des sites du patrimoine mondial en danger
À Venise, seul l’État peut interdire Airbnb et limiter le développement des enseignes de souvenirs made in China. Mais il préfère contempler un spectacle apocalyptique, certes fort cinématographique. L’« acqua alta » du 12 novembre dernier révèle la gravité des choix politiques. Contre l’avis des pouvoirs locaux, c’est le gouvernement italien qui a lancé le projet MOSE, destiné à ériger un système de barrages temporaires afin de protéger la lagune en cas de montée des eaux. Massimo Cacciari, philosophe renommé et maire de Venise (1993-2000 et 2005-2010), a tout fait pour résister à un projet pensé non pour sauver la cité, mais pour créer un système de corruption performant. La technologie employée est coûteuse et inefficace. On enlise les travaux pour faire gonfler les factures. Le MOSE devait être inauguré en 1995. Il n’est toujours pas terminé. À ce jour, il a coûté au contribuable 6,2 milliards d’euros (au lieu des 2 milliards annoncés). Démis de ses fonctions pour corruption dans le cadre de ce chantier, le précédent maire de Venise, Giorgio Orsoni, entraîne dans sa chute toute l’élite politique de la ville : dominée par le mot d’ordre « tous pourris », l’élection de Luigi Brugnaro, homme d’affaires « hors système », aggrave la situation. Il n’a pas été choisi pour sauver le patrimoine vénitien, puisqu’il n’a pas été élu par les résidents du centre historique : ce dernier n’est qu’une partie d’une vaste commune qui compte à Mestre, sur le continent, beaucoup plus d’électeurs. Et ceux-ci ont d’autres priorités.
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Fin 2016, l’Unesco tire la sonnette d’alarme et menace d’inscrire Venise sur la liste des sites du patrimoine mondial en danger. Fraîchement élu, Brugnaro supprime le poste d’adjoint à la culture et annonce la mise en vente de trésors du patrimoine, dont les œuvres du XXe siècle, moins à son goût. Première sur la liste, la Judith II de Klimt, symbole de l’émergence de la Biennale de Venise. Jamais les structures culturelles et les musées d’une ville n’ont autant souffert. Le seul mot d’ordre est de renflouer le déficit de la commune. Mais en même temps, il faut limiter les dépenses culturelles. Tandis qu’il fait augmenter les bénéfices de sa holding, le maire multiplie les déclarations embarrassantes : sa gouaille s’adresse à l’électeur de Mestre et fait fuir non seulement les riches contribuables du centre historique, mais aussi les visiteurs avertis. En novembre 2019, le désastre de l’acqua alta révèle son incompétence et celle de son administration en matière de fundraising. Au lieu de se tourner vers les grandes fortunes et les groupes internationaux avec un diagnostic, un discours cohérent et des recommandations concrètes, il publie l’IBAN du compte bancaire de la Ville, sans objet ni fléchage des dons. Fiasco. À peine quelques centaines de milliers d’euros sont récoltés (un milliard l’a été pour la toiture de Notre-Dame de Paris).
Ce que Venise est en train de vivre
À Venise, la réalité dépasse la fiction depuis trop longtemps. On s’habitue à tout, même aux situations les plus extrêmes. Et puis soudain, un événement nous ouvre les yeux. Les choix politiques ont encouragé les lois du marché vers un monopole de l’activité touristique de courte durée. Venise était à genoux, le Covid-19 lui donne le coup de grâce. Les erreurs du passé apparaissent plus clairement que jamais. En quelques semaines, la ville est au bord du krach. La crise met en lumière le rôle de l’État et des pouvoirs publics. Or leur marge de manœuvre est bien plus faible qu’en France, laquelle dispose d’un véritable État providence. On se tourne vers l’administration de la Ville. Celle-ci multiplie les déclarations de bonnes intentions. Le 20 avril, Luigi Brugnaro affirme au monde entier : « Nous ne reviendrons pas au tourisme de masse. » Benissimo. De son côté, Simone Venturini, avocat de 32 ans, adjoint à la cohésion sociale et au développement économique, se déchaîne contre l’État. Au lieu de proposer des solutions pouvant être adoptées au niveau de la commune, il dénonce l’absence des décrets gouvernementaux pour limiter le règne d’Airbnb et des navires de croisière. Pense-t-il à quelques mesures simples, comme l’adoption d’un numerus clausus au sein des groupes de touristes ? Non. Et des mesures pour encourager le retour de résidents ? « Oui, nous avons restauré les propriétés de la Ville afin de créer des logements sociaux. » Très bien. Quand ouvriront-ils ? La réponse n’est pas très claire. Il est vrai que l’administration actuelle n’est au pouvoir que depuis… cinq ans. En 2019, devait être mise en place une sorte de billet d’entrée à Venise pour les touristes quotidiens. Où en sommes-nous ? « Ce n’est pas un billet d’entrée, c’est une contribution au nettoyage de la ville. » Premier message au visiteur : vous ne participez pas à soutenir le patrimoine vénitien, mais à la collecte des ordures. Cette contribution « devrait » être mise en place en 2021.
Les élections municipales se tiendront en octobre prochain. En pleine campagne électorale, le 25 avril, Luigi Brugnaro publie sur Facebook une déclaration filmée. Il est excédé par le confinement. Il craque. (Il craque souvent.) « J’ai cherché par tous les moyens à résister, mais je suis fatigué de ce truc. […] On comptera les morts et j’espère que tout cela n’est pas un bluff. » Le 13 mai, à la télévision (Rai, TG2), le maire prend à parti Antonio Misiani, vice-ministre de l’Économie ; il le tutoie, hurle, l’insulte. Il incarne la colère populaire. Le 24 mai, sur Rai 1, nouvelle déclaration polémique : « Je le dis aux Italiens, venez à Venise. Nous, nous pensons que le gouvernement ne fait plus rien, mais c’est mieux comme ça. On s’arrange sans lui. Les touristes aussi s’arrangent pour venir. Bien sûr, on aurait besoin de quelques ministres de bonne foi qui pensent au déficit de 115 millions que la Ville aura cette année, nous sommes complètement fauchés, mais on ne fera pas la manche. […] S’il y a quelque chose que je sais faire, ce n’est pas de la politique, mais de l’argent : il faut faire confiance aux personnes. Nous prenons la tête d’un mouvement lancé par les actifs. Nous continuons avec nos gondoliers, nos taxis, nos restaurants. » Si seulement Luigi Brugnaro savait « faire de l’argent » comme il l’affirme, sacité ne serait pas une des grandes villes les plus pauvres d’Italie.
On a eu tort de privilégier la quantité sur la qualité. On s’est appauvri
Jeune et talentueux producteur de cinéma périodiquement impliqué dans le renouvellement de la vie politique vénitienne, Marco Caberlotto dénonce l’inertie de la municipalité alors que l’état d’urgence étend ses compétences. Les impératifs sanitaires permettraient de contrôler les flux touristiques, à travers une planification urbaine (structures d’accueil, hôtels) et des transports.
Des raisons d’espérer
Bepi d’Este, 76 ans, chargé des relations entre la Ville et les îles de la lagune, croit malgré tout en une régulation naturelle du marché du tourisme suite à la crise du Codiv-19. « Rien ne sera plus comme avant », affirme-t-il. Il évoque avec émotion l’époque de Vacances à Venise (1955), où Katharine Hepburn incarnait « la touriste comme on l’on aime ». Il est vrai que la Venise de l’ère du Covid évoque magnifiquement ces images d’antan. « Les Chinois, les Japonais… ils ne reviendront pas. Ils ont peur. Et les voyages seront plus coûteux. Les B&B low cost vont fermer. Pensez à ces investisseurs qui ont acheté des petits appartements pour les louer aux touristes. Ils vont vendre. Seuls les meilleurs resteront. La Ville doit profiter de l’occasion pour appliquer une bonne stratégie marketing en s’adressant aux visiteurs éclairés. »
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Ce n’est pas gagné… Cependant, depuis le déconfinement, on voit accourir de nombreux visiteurs qui ne ressemblent pas à ceux auxquels nous étions habitués. Ils viennent du continent, de Vérone, de Vicence, de Padoue… Propriétaire d’un café à Rialto, Marco a pu, pour la première fois, installer cinq tables dans la rue : « Les affaires reprennent ! » J’y passe tous les jours, toutes les tables sont prises. J’y croise un agent immobilier, lui-même étonné par la rapide éclosion des demandes de visites de la part des acheteurs, principalement des ménages italiens.
Tout d’abord exclu du retour aux affaires à cause des règles de distanciation, Arrigo Cipriani, le propriétaire du Harry’s Bar, annonce qu’il va pouvoir ouvrir. L’Aman, un de plus beaux palaces du Grand Canal, avait fait un trait sur sa saison estivale : il ouvre finalement le 18 juin, et le Danieli à la fin du mois. Au Lido, l’Excelsior ouvre sa plage privée. Les hôtels de luxe et les restaurants gastronomiques annoncent des tarifs attractifs. Partout, le meilleur est à portée de main. Plus que jamais, on dénonce les mauvais choix des dernières décennies. On a eu tort de privilégier la quantité sur la qualité. On s’est appauvri. Avec 30 millions de visiteurs annuels, Venise devrait être une des villes les plus riches d’Europe. L’Italie devrait être la première destination culturelle au monde. Les pouvoirs ont vu le patrimoine comme une dépense. Ils n’ont pas su en faire une source de recettes.
La consommation touristique vénitienne demande à être encadrée. La ville est fragile, mais les lois du marché sont de retour : dans le centre historique, les prix n’ont jamais été si bas. On a besoin de liquidités. Faute d’une politique volontariste, qu’est-ce qui empêchera le visiteur low cost de revenir plus vite que prévu ? Ces jours-ci, c’est l’augmentation du prix du billet d’avion qui joue en notre faveur. Mais combien de temps cela durera-t-il ? Politiques et commerçants ont en commun de voir le court terme : sa réélection pour l’un, sa recette pour l’autre. Or, si le changement ne peut pas venir des pouvoirs publics, il faut compter sur une providentielle régulation du marché. Et le marché vénitien, fort complexe, repose sur une atomisation de petites structures dont le fourmillement anarchique brouille l’écran. Pensons à Katharine Hepburn et prions pour que le temps béni que vit Venise ne soit pas une parenthèse enchantée…