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Derrière les émeutes, une cible: l’Amérique de Trump

Partition américaine


Derrière les émeutes, une cible: l’Amérique de Trump
Rassemblement en hommage à George Floyd, Minneapolis (Minnesota), 31 mai 2020 © Stephen Maturen / Getty Images / AFP

Derrière l’abominable meurtre de George Floyd, les démocrates, maîtres de la quasi-totalité des grandes villes américaines, veulent imposer aux Blancs conservateurs un exercice de repentance collective. Mais pillages et leçons de morale pourraient au contraire remobiliser les troupes du président américain. Reportage


Même ici. Même au cœur d’un des États les moins peuplés d’Amérique, la peur a saisi une population qui commence à peine à sortir des mesures de quarantaine prises dans la foulée de la crise du Covid-19. Dans la plus grande agglomération du Nouveau-Mexique, à Albuquerque, une ville de 800 000 habitants, on ressent l’onde de choc provoquée par la mort de George Floyd, ce Noir tué par un policier de la ville de Minneapolis, 2 000 kilomètres plus au nord. Et on l’entend : les hélicoptères balaient le ciel sous des trombes d’eau et surveillent les mouvements de foule. La police montée est de sortie, les panneaux à affichage électronique au bord de l’I-40, cette gigantesque autoroute qui traverse l’Amérique d’une côte à l’autre, préviennent le visiteur : « Attention, possible couvre-feu, ce soir ! » Plus de 100 villes aux États-Unis ont recensé des manifestations, tournant souvent brusquement à l’émeute ou aux pillages de masse.

« Merde, quoi ! On sort à peine de ce virus et voilà qu’on a ça maintenant ! » se lamente Steven Chamberlin, propriétaire de plusieurs commerces sur la Plazuela Sombra, au cœur du « Old Town » d’Albuquerque, quartier historique et touristique qui a conservé son architecture coloniale espagnole. Debout sur un escabeau (« merci de ne pas me photographier, ces connards seraient prêts à se venger »), cet homme d’une cinquante d’années est en train de clouer des panneaux en bois pour protéger les vitrines de ses magasins. La veille, une manifestation, au départ pacifique, a dégénéré : des poubelles et du mobilier urbain ont brûlé dans le « New Dowtown », le centre financier et administratif de la ville. La police montée et des blindés ont bloqué les passages. Le maire démocrate, Tim Keller, s’est fendu d’un discours et d’un allumage de chandelles à la mémoire de George Floyd.

On tente de discuter avec Steven. « Vraiment, à Albuquerque, vous risquez quelque chose ? » lui glisse-t-on, en ajoutant, par provocation : « Enfin, il n’y a pas de Noirs ici ! » Aux États-Unis, les statistiques ethniques sont autorisées. Elles sont même encouragées dans un pays où la couleur de votre peau (pourvu que vous ne soyez ni Blanc ni Asiatique) vous vaut parfois de sacrés rabais au moment de vous inscrire à l’université. Au dernier recensement de 2018, ils n’étaient que 3,2 % de la population de la ville, contre 12 à 13 % pour le pays. Une rareté, pourrait-on dire, dans une ville de cette dimension. À Dallas, ils sont 25 %, à Washington 45 %, à Détroit 79 %. « Mais, cher monsieur, ils s’en foutent des Noirs ! Ce n’est qu’un prétexte ce meurtre… Aussi dégueulasse soit-il, c’est une excuse pour nous faire ch… Pour faire ch…, répète-t-il, des gens comme moi, des gens qui pensent que Trump est le meilleur président depuis un sacré bout de temps ! C’est ça aujourd’hui qu’ils veulent ! Nous terroriser, nous faire peur… Nous ! » Et, Steven Chamberlin, de s’interroger : « Ç’a duré longtemps les émeutes des gilets jaunes chez vous ? »

Présomption de culpabilité pour Derek Chauvin

L’Amérique des villes démocrates est secouée. Elle n’avait pas vu cela depuis l’insurrection née de l’acquittement des quatre policiers qui avaient passé à tabac Rodney King, à la suite d’une course-poursuite dans Los Angeles, pour un excès de vitesse et un délit de fuite. Rodney King s’en était tiré. Il était devenu millionnaire et avait fondé une société de production de rap. Mais les émeutes, qui s’étaient étalées sur une semaine entre avril et mai 1992, quoique presque uniquement cantonnées à la mégalopole californienne, avaient coûté la vie à plus de 50 personnes, fait des milliers de blessés, et peut-être précipité la défaite de George H. W. Bush alors candidat à sa réélection.

Derek Chauvin, fonctionnaire de police d’une municipalité démocrate – il n’y a pas de police nationale aux États-Unis -, cristallise l’antitrumpisme primaire comme il existe un racisme primaire

Là, George Floyd, un Texan récemment installé dans le Minnesota, c’est-à-dire aux antipodes culturels de son État d’origine, condamné dans le passé à cinq ans de prison pour un braquage à Houston, passé par la case d’acteur de films porno amateur, pas un saint au regard de son casier judiciaire, est mort. Et l’Amérique confinée l’a vu mourir en boucle en appelant sa mère au secours. Il est mort en disant qu’il ne pouvait plus respirer. Il ne sera ni millionnaire ni producteur de rap. Un flic blanc, Derek Chauvin, devenu le symbole de la haine raciale, l’a étouffé sous le poids de son genou, devant l’objectif d’un smartphone. Pire encore, ce policier, qui pour joindre les deux bouts faisait quelques heures par semaine comme videur dans une boîte de nuit, est devenu le symbole de l’Amérique de Trump, celle que la gauche démocrate américaine vomit depuis bientôt quatre ans sur les plateaux de CNN, celle accusée de tous les maux, du Covid-19 aux vitrines explosées des magasins Nike des grandes villes du pays. Un criminel raciste. Peu importe que son épouse – désormais en instance de divorce – fût une réfugiée laotienne. Derek Chauvin est forcément raciste, dans l’Amérique de Trump. Il incarne Trump dans la tête des hordes d’antifas. Ces groupuscules de la gauche radicale, organisés en milices aux États-Unis, qui aiment tant, depuis 2016, jouer à la guerre avec leurs homologues de l’extrême droite, se frottent aussi les mains. S’ils cassent les vitrines, s’ils exposent les failles de cette Amérique sûre de ses frontières extérieures et en paix à l’intérieur, Trump est fichu, pensent-ils…

Sauf que ce récit devenu canonique repose sur une notable distorsion des faits. Minneapolis est peut-être la ville la plus à gauche du pays, dans l’État le plus à gauche de l’Amérique. Cette métropole du Midwest, où le Mississippi prend sa source, à un jet de pierre des chutes de Saint Anthony, est presque un cas d’étude. On y circule en trottinette électrique, on passe six mois de l’année à dégeler le pare-brise de sa voiture, on vit cloisonnés entre communautés, et Hillary Clinton y avait récolté 64 % des voix en 2016. Le Minnesota lui-même est un bastion démocrate par excellence. C’est le seul État où Ronald Reagan avait été défait en 1984 à l’occasion de sa réélection. Et on n’y a pas voté pour un candidat républicain depuis 1972 ! En y venant en meeting en octobre 2019, Trump avait créé la sensation : les antifas venaient protester contre la venue d’un candidat, alors au faîte de sa gloire, et qui ne cachait pas son intention de faire basculer cette terre de gauche dans le camp républicain. Fini le foutoir dans cette ville, promettait-il en substance.

Joe Biden et Ilhan Omar à la récupération

Derek Chauvin, fonctionnaire de police d’une municipalité démocrate – il n’y a pas de police nationale aux États-Unis -, cristallise l’antitrumpisme primaire comme il existe un racisme primaire. Ainsi personne, pourtant, n’a protesté contre la gestion démocrate de la police de Minneapolis ou contre le gouverneur, lui aussi démocrate, Tim Walz. Personne n’a moqué la récupération politicienne de Joe Biden, le candidat qui sera investi à Milwaukee, en août prochain, dans le Wisconsin voisin – un État conquis par Trump en 2016 –, qui s’est agenouillé en signe de contrition. Personne n’a osé parler d’Ilhan Omar, représentante démocrate du cinquième district au Congrès, députée de Minneapolis qui, depuis son élection en 2018, n’a eu de cesse de jouer la carte du communautarisme ethnique, en flirtant avec l’antisémitisme le plus ignoble. Alley Waterbury, candidate aux primaires républicaines contre Ilhan Omar, nous l’avait confié il y a quelques mois dans un vocabulaire peu châtié qui est souvent celui des trumpistes décomplexés : « Minneapolis est un trou à merde. Ilhan Omar n’a rien fait de sa ville. Ah si… Elle a juste transformé ce trou en piscine à merde. »

En ligne de mire, le quartier de Cedar-Riverside, aussi appelé – très officiellement – « Little Mogadishu », la « Petite Mogadiscio ». Minneapolis est la plus grande ville somalienne hors de Somalie. L’administration Clinton qui avait raté son intervention dans ce pays de la Corne de l’Afrique avait eu l’idée d’installer des milliers de réfugiés dans cet État rural peuplé à l’origine de colons de souche scandinave venus cultiver une terre souvent gelée. Résultat : Cedar-Riverside s’est vidée de ses habitants. Des tours, qui n’ont rien à envier à celles de Seine-Saint-Denis, y ont poussé. Et d’ex-soldats des Navy Seals (les forces spéciales américaines) y patrouillent entre deux boucheries musulmanes.

A lire ensuite: Black Lives Matter: un conformisme comme un autre?

Mais jusqu’au meurtre de George Floyd, qui s’est produit d’ailleurs devant une boutique hallal, les Minnésotains regardaient de loin ce pétard prêt à exploser. Les Blancs un peu riches ont déménagé dans des pavillons sécurisés. Les autres se coltinent encore la racaille. Encore une fois, Alley Waterbury avait pressenti les choses dans cette Amérique des ghettos, communautarisée comme aucun autre pays occidental : « Le Minnesota a une mentalité unique aux États-Unis. Assez artificielle. Pour résumer, le Minnésotain se dit : “Si vous restez hors de mon chemin, faites ce que vous voulez. Et moi je ferai de mon côté ce que je veux tant que vous ne me croisez pas.” Cette attitude passive nous vaut d’avoir perdu toute liberté dans cette ville qui manque, en plus, de 400 officiers de police. » Il y a bien longtemps qu’on n’a pas croisé à Little Mogadishu un descendant de Suédois ou de Norvégiens. Mais on les croise, leurs têtes aussi blondes que celles de leurs ancêtres et leurs yeux bleus perçants, aux manifestations contre « la violence policière ». On les voit s’allonger comme George Floyd, le ventre sur le bitume. Faire des génuflexions. Bref, demander pardon. Attitude de repentance tout à fait fausse historiquement : les Suédois ou les Norvégiens n’ont pas participé à la traite négrière. Mais qu’importe finalement. Pendant que les magasins Nike et Apple sont visés, eux s’accroupissent, s’aplatissent, gémissent. Derek Chauvin est blanc, c’est une ordure, et ils finissent par penser qu’ils sont eux-mêmes des ordures, des descendants d’ordures et des cousins d’ordures.

Manifestations en réaction au décès de George Floyd à Albuquerque (Nouveau Mexique), 1er juin 2020. © Anthony Jackson / AP / SIPA
Manifestations en réaction au décès de George Floyd à Albuquerque (Nouveau Mexique), 1er juin 2020. © Anthony Jackson / AP / SIPA

La loi et l’ordre

Au milieu, ce petit peuple de Blancs méprisés par l’Amérique bien-pensante, celle qui veut sauver son gagne-pain, ses vitrines, ses voitures. La violence policière existait déjà sous Obama. Elle ciblait aussi les Afro-Américains. La « Task Force » qu’il a créée en grande pompe en décembre 2014 pour lutter contre ce fléau n’a servi à rien. Seulement, Obama était noir. « Un faux Afro-Américain », me confiait à un meeting de Trump à Minneapolis un jeune Noir républicain : « Il n’est pas descendant d’esclaves. Il est descendant d’un Kenyan. Prof d’université qui plus est ! Mais tout le monde n’y a vu que du feu. Jusqu’à son accent bidon quand il s’adresse aux Noirs. »

A lire aussi, du même auteur: Cette Amérique qui refuse le confinement

Il n’y a pas davantage de Noirs que de Blancs tués par les balles des policiers américains, selon une étude réalisée par le professeur Roland G. Fryer Jr, de l’université Harvard, et publiée en juin 2019, mais là aussi, peu importe. Le biais idéologique sert le fait racial et inversement. Peu importe également que le taux de chômage de la communauté noire n’ait jamais été aussi bas dans l’histoire des États-Unis (avant la crise du coronavirus). L’important, c’est le sentiment de culpabilité que l’Amérique blanche démocrate veut projeter et généraliser à tous les Blancs. Et Trump est le coupable parfait, car il est au sommet. Ce n’est pas Biden qui est raciste, même si, au cours d’un meeting virtuel, il explique en direct à un Noir américain qui s’apprête à voter républicain : « Tu n’es pas noir, si tu ne votes pas pour moi. » (Tout en singeant l’accent afro-américain en disant « you ain’t » au lieu de « you aren’t ».) Le raciste, c’est Trump.

Pour l’instant, aucune milice armée ne s’est constituée en réponse aux pillages et aux violences. En 1992, ce sont pourtant les Coréens de Los Angeles, équipés de fusils et de mitraillettes, pour défendre leurs commerces, qui, peut-être bien plus encore que la Garde nationale et l’armée, avaient contribué à mettre fin aux razzias et à la casse de la ville. La soudaineté et la brutalité des manifestations pourraient profiter à Trump en novembre, s’il ne laisse pas pourrir la situation : un peu de chaos dans les villes démocrates, mais pas trop. L’Américain, jusqu’ici patient, aime l’ordre. Et c’est pour ça qu’il est armé.

Juin 2020 – Causeur #80

Article extrait du Magazine Causeur




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