A-t-on eu tort de confiner tout le pays presque deux mois durant ? Le déconfinement a-t-il été trop tardif faute de préparation ? Le Covid-19 aura-t-il raison de la zone euro ? L’économiste Christian Saint-Etienne répond à toutes ces questions ainsi qu’à celles que vous ne vous posez pas. Entretien.
Daoud Boughezala. L’OCDE, la Commission européenne et le gouvernement français ont des prévisions de croissance très pessimistes pour 2020. En tant qu’économiste, qu’annoncez-vous ?
Christian Saint-Etienne. Le gouvernement prévoit -11% et l’OCDE entre -11 et -14% de « croissance » négative du PIB en 2020. Si le gouvernement ne commet pas d’erreur, on pourrait se limiter à -10%. En tout cas, le PIB va reculer de l’ordre d’un dixième. Un choc de cette ampleur correspond à une perte de l’ordre d’un million d’emplois structurels sur dix-huit mois. Tout l’enjeu est de savoir s’il se produira un rebond de l’économie qui permettra de créer des emplois.
Bien que vous en fustigiez les conséquences économiques, le confinement n’était-il pas inévitable ?
Je n’ai pas contesté la date de confinement mais sa sortie. Tous les pays du Nord sont sortis du confinement le 27 avril, pourquoi ne sommes-nous pas capables de faire de même ? Tout simplement parce que le gouvernement n’a pas massivement commandé des masques et des tests dans la première quinzaine de mars. C’est le retard du déconfinement qui nous a coûté massivement. On peut compter que chaque semaine de retard dans le déconfinement nous a coûté 1% de PIB.
Le gouvernement n’a pas conscience de ce coût. Il a fini par mettre en œuvre la bonne stratégie avec un mois de retard. Il a commis une terrible erreur en arrivant fin février sans masques et sans tests. C’est sa responsabilité ainsi que celle du directeur général de la Santé Jérôme Salomon. On s’est donc retrouvé dans une situation catastrophique, autant par la faute de la haute administration que du gouvernement. Fin février, alors que le Premier ministre et le président de la République ne se levaient pas la nuit pour se demander combien il y avait de masques en stock, la haute administration aurait dû taper du poing sur la table.
A partir du 1er mars, la situation commençait à exiger d’avoir les chiffres et de comprendre. Or, à la mi-mars, on a été contraint de confiner. Paniqué, le gouvernement a attendu fin mars pour véritablement commander des masques et mi-avril pour commander des tests. Pendant plus d’un mois, le gouvernement a tourné en girouette : il n’avait pas compris que la stratégie à adopter était « masquer, tester, isoler », stratégie gagnante mise en œuvre par Taiwan, la Corée du Sud ou le Japon.
Le monde entier voulant des masques et des tests, on a eu beaucoup de mal à s’en procurer. Il y a eu une désorganisation totale du système sanitaire puisque nos capacités de tests vétérinaires n’ont pu être exploités pour des questions d’organisation interne.
Maintenant que nous avons rattrapé notre retard initial, comment expliquez-vous la lenteur du déconfinement ?
Concrètement, le déconfinement est bloqué à cause des protocoles dans les écoles. Les écoles ne reçoivent que 20% des effectifs jusqu’à fin mai, ce qui empêche les parents de travailler. On se retrouve donc avec deux mois de confinement massif de fin mars à mi-mai et un semi-confinement qui continue jusqu’au 10 juin. Tout cela explique le recul de 10% du PIB, qui correspond à au moins une fois et demie le recul allemand.
Au fond, l’idéologie du principe de précaution s’est emparée de la France en 2004, avec la réforme constitutionnelle. Cela fait quinze ans qu’on suit un tel principe. Il sert très souvent de couverture à la lâcheté alors qu’un principe de responsabilité serait préférable. En l’occurrence, tout le monde se couvre et personne ne prend de décision.
Une seconde raison explique le retard du déconfinement : le gouvernement se sent fautif. Très peu de gens disent que la stratégie de mise en œuvre des tests n’a été prise qu’à mi-avril. Le gouvernement réalise avec un retard d’au moins six semaines qu’il a fait une erreur colossale. Pour se dédouaner de cette erreur, il est surprudent à la sortie, ce qui explique qu’on ait à la fois un retard à l’allumage et un retard à la sortie.
Si vous étiez aux responsabilités, seriez-vous partisan d’un déconfinement total, quitte à risquer une deuxième vague ou un rebond de l’épidémie ?
La stratégie « masquer, tester, isoler » reste toujours la bonne et on ne teste toujours pas suffisamment. Néanmoins, depuis début mai, on est en mesure de tester davantage, bien qu’on ne réalise que 250 000 tests par semaine alors qu’on nous en avait promis 500 000. Cela permet d’identifier les clusters et de les traiter immédiatement. Il faut amplifier cette dynamique pendant dix-huit mois.
D’autre part, il faut continuer d’appliquer les gestes barrières, notamment le point central que sont les mains, lesquelles transmettent 90% des maladies. Et durcir l’obligation du port du masque dans les transports.
Sous toutes ces réserves, je relâcherais très fortement les protocoles sanitaires dans les secteurs productifs et scolaires pour pouvoir accueillir au moins 80% des élèves au 15 juin. Je continuerais d’appliquer une politique de prudence, de contrôle, et de réaction très rapide au moindre cluster. Cela exigerait de redonner un rôle à la médecine de ville, qui a été effacée depuis le mois de mars, car le Covid va continuer à roder.
Pour affronter le coût de la crise sanitaire et économique, souhaitez-vous mutualiser les dettes européennes ?
Non. La bonne réponse consiste à prendre en compte que depuis une dizaine d’années, nous sommes entrés dans un monde dominé par un duopole sino-américain, avec une transformation de ce duopole en guerre froide il y a environ un an. Cette situation rappelle étrangement les années 1960-1970 entre l’Union soviétique et les Etats-Unis. Dans ce contexte, l’Europe est le ventre mou du monde. Par la nature du traité de Rome de 1957, l’Union européenne ne peut pas être un outil de puissance mais un espace de coopération commerciale pour éviter les guerres. Ce qui était en vigueur en 1957 n’a plus de sens en 2010. Or, le traité de Rome n’évoluera pas. C’est pourquoi, comme je l’ai prôné en 2018 dans Osons l’Europe des nations, il faut l’émergence d’un noyau dur intergouvernemental autour d’une dizaine de pays (France, Allemagne, Italie, Espagne, Benelux). Ce groupe d’Etats aurait la capacité de mener une politique stratégique avec la gestion d’un budget de l’ordre d’1 à 2% du PIB pour investir massivement dans le numérique et les nouvelles technologies. Ceci se ferait en dehors de l’Union européenne.
Quels sont les obstacles à ce projet ?
Les Etats que j’appelle les cinq renégats empêchent l’émergence d’un système fiscal et social européen convergent : l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, Chypre et Malte. Ils regroupent 25 millions d’habitants, c’est-à-dire 5% de l’Union à 27.
Dans le traité de Maastricht, les Anglais avaient permis que les questions fiscales doivent être prises à l’unanimité, ce qui permet à ces cinq Etats de bloquer toutes les décisions.
Il ne s’agit pas de bâtir une fiscalité à la française, car c’est la pire du monde, avec dans tous les domaines les taux d’imposition les plus élevés. Mais cela ne serait pas scandaleux de dire que la fiscalité sur l’épargne, et de l’impôt sur les sociétés sur l’ensemble de l’Union doit atteindre au moins 20% du PIB.
Obsédés par la préservation de leurs privilèges, les Français ne se rendent pas compte que l’on a perdu toute crédibilité en Europe. Nous avons plus reculé que l’Allemagne en 2008. A chaque choc, nous reculons plus que les Allemands, et aujourd’hui, l’économie française est à 75% de celle du voisin allemand. Toute l’Europe s’inquiète donc du long effondrement français depuis une vingtaine d’années. Les Allemands ne comprennent pas pourquoi la France se désindustrialise, pourquoi on n’a pas eu de budget à l’équilibre depuis quarante-huit ans, et pourquoi on est en déficit permanent. Nous sommes en perte de crédibilité majeure. Dans ce contexte général, on met en place des outils d’endettement alors que ce n’est pas le sujet : il faut permettre à l’Europe de redevenir compétitrice à l’échelle mondiale.
Y a-t-il un risque d’explosion de la zone en cas de trop fortes divergences entre l’Allemagne et les pays du Club Med ?
Malheureusement, ce sujet beaucoup évoqué en 2009-2010 et disparu depuis, revient au goût du jour. En effet, il y a un écart qui se crée entre Allemagne et Pays-Bas d’un côté, la France et l’Italie de l’autre. Cela va remettre sur la table l’idée d’un éclatement, qui ne serait pas forcément généralisé. En cas de problème, ce ne sont pas les pays faibles qui sortiront mais les pays forts. Cela est dû à une raison technique : sous réserve qu’on ait vraiment l’intention de rembourser la dette, qui est en euros, et que l’on décide de réintroduire une monnaie faible, elle risque d’être dévaluée de 50% et d’ainsi doubler la dette. A un moment donné, si l’écartèlement est trop fort, les Allemands, avec les Néerlandais, les Autrichiens, et peut-être cinq ou six autres pays, sortiraient et l’on aurait deux Euros, un Euromark et un Euro authentique, France incluse, vu notre niveau de désindustrialisation. D’autres pays comme l’Italie ont une meilleure industrie que nous.
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