Le billet du vaurien
Peu de professeurs auront laissé une empreinte aussi forte sur ce qui me tenait lieu d’intelligence qu’Henri Guillemin. Ses cours à l’Abbaye Royale de Saint-Maurice étaient époustouflants : il délayait son cœur dans chacune de ses analyses d’écrivains que tantôt il adulait, comme Victor Hugo, Bernanos ou Claudel dont il était très proche ou qu’il flinguait avec une liberté de ton qui nous ravissait et nous surprenait tout à la fois. Gide ? « Une boursouflure ». Malraux ? « Un cabotin ». Benjamin Constant ? « Un arriviste ». Alfred de Vigny ? « Un indicateur de police ». Il y avait du commissaire Maigret en lui, un goût pour la filature et un refus de croire à l’histoire officielle : autant croire des criminels sur parole, nous enseignait-il.
Par la suite, je l’ai retrouvé à la télévision suisse et, en dépit de son catholicisme de gauche, je succombais à son charme. Sa voix surtout que j’essayais en vain d’imiter et son art de la mise en scène qui parfois nous arrachait des larmes. J’ai vu au Buffet de la Gare de Lausanne, lors d’une réunion du Parti socialiste, des militants en larmes quand il évoquait la mort de Jaurès. C’était un immense érudit et un très grand orateur : il avait, nous confiait-il, beaucoup appris de Maurice Chevalier. Mais c’était surtout un homme d’une générosité exceptionnelle, fidèle à ses convictions et rebelle à toute forme de conformisme. Quand son ami François Mauriac lui avait suggéré de se présenter à l’Académie française, il lui avait répondu : « Il y a des vérités qu’on ne peut plus dire en costume de carnaval. »
Les Archives de la TSR ont eu l’excellente idée de mettre en ligne ses conférences, notamment sur YouTube, où près de trente ans après sa mort en 1992, elles cartonnent encore. Célèbre en Suisse où il s’était retiré, il était en revanche interdit de télévision en France sous Pompidou et Giscard qui le jugeaient trop iconoclaste. Peu lui importait, il préférait vivre à Neuchâtel, là où sont déposées les archives de la correspondance de Jean-Jacques Rousseau, son auteur de prédilection. Neuchâtel où il s’était réfugié en 1942 après avoir été dénoncé comme gaulliste par Je suis partout. Après la guerre, il occupera longtemps le poste de conseiller culturel à l’ambassade de France à Berne. Humaniste dans le meilleur sens du terme, il était évidemment à l’opposé des structuralistes et se réclamer de lui dans les années soixante-dix était pratiquement une forme d’hérésie. Il était vomi par les intellectuels qui tenaient alors le haut du pavé. Je suis resté fidèle à Henri Guillemin et même si je ne partageais pas son catholicisme et si son idéalisme me laissait perplexe, j’avais la même passion que lui (il me l’a transmise) : chercher à trouver ce qui se cache sous les mensonges accumulés. Et surtout essayer de ne pas se tromper sur le sens de ce mot : aimer.
Et c’est là que j’en viens à une confession d’Henri Guillemin qui figure dans ses conversations avec Jean Lacouture. En 1927, il est à l’École Normale Supérieure, rue d’Ulm, avec pour condisciples Jean-Paul Sartre et Nizan. C’est là qu’il a été déniaisé par une Bretonne qui se faisait passer pour la fille d’un amiral, ce qui l’avait ébloui. François Mauriac à qui il l’avait présentée lui avait fait pour unique commentaire : « Vous avez bien mal choisi. » La liaison s’est néanmoins longtemps poursuivie jusqu’à ce qu’il apprenne qu’il n’était pas le seul à partager ses faveurs : c’était une cocotte entretenue par de vieux messieurs et qui se divertissait avec de jeunes normaliens. Ça m’a tout de même « dépris », ajoute Guillemin qui épousera par la suite Jacqueline, une jeune et fraîche catholique, par l’entremise de son maître spirituel, Marc Sangnier.
On apprend aussi dans ces confidences à Jean Lacouture que le jeune Sartre ne s’intéressait absolument pas à la politique et qu’il était un « coureur de jupons » goûtant particulièrement les blagues grivoises, cependant que Nizan se passionnait pour le fascisme au point d’adhérer au groupe Valois, un groupuscule dissident de l’Action française, avant de faire volte-face et de devenir communiste. Quiconque s’intéresse à l’histoire littéraire en France au vingtième siècle se doit de lire ces conversations avec Jean Lacouture que j’ai retrouvées récemment dans ma bibliothèque. C’est un document précieux. Il était paru aux éditions Arléa sous le titre un peu niais : Une certaine espérance.
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