Dans ce beau village angevin, un petit musée rend hommage au sculpteur Jules Desbois (1851-1935). Dans l’ombre de Rodin, cet immense artiste a exprimé la vie humaine dans son entièreté, de la sensualité féminine à la mort des poilus.
C’est tranquille, Parçay-les-Pins. Aucun risque d’y être gêné par le tourisme de masse et ses norias d’autocars. Au centre, il y a une petite place avec des tilleuls. Un bar-tabac y dispose d’une terrasse. On peut s’y asseoir et consommer. De là, on voit, juste en face, la maison natale de Jules Desbois. C’est une ancienne auberge en pierre blanche avec un toit en ardoise, quelque chose de simple et de dénué de laideurs qui aurait sans doute plu à Du Bellay. De la place, vous pouvez entrer dans le musée Jules-Desbois. Vous serez peut-être le seul visiteur de la journée, voire de la semaine. Tout naturellement, vous taillerez des bavettes avec le ou les gardiens. Si vous avez un bébé, il n’est pas exclu qu’on vous propose de s’en occuper. C’est cela le charme des petits musées.
Le plus important est que vous aurez Jules Desbois (1851-1935) et son œuvre rien que pour vous. Et ça, c’est immense. Vous allez découvrir l’un des plus grands sculpteurs français et peut-être l’un des plus grands artistes de tous les temps. Certes, ce fait est peu connu, mais certains ne s’y sont pas trompés. Ainsi, alors qu’elle sent Rodin proche de la fin, sa secrétaire, Marcelle Tirel, vient soupirer auprès de lui en disant que lorsqu’il aura disparu, la sculpture sera dépeuplée. Rodin la coupe pour affirmer : « Quand je serai mort, Desbois sera le plus grand sculpteur. » Marcelle Tirel insiste, proposant d’autres noms, tel celui de Bartholomé, mais Rodin ne veut pas démordre de son choix.
Le musée Jules-Desbois : une belle initiative associative
Jules Desbois n’a pas de descendant pour s’occuper de sa postérité. Après la Seconde Guerre mondiale, il n’est guère plus connu qu’à Parçay-les-Pins. Cependant, bizarrement, on s’acharne localement à défendre sa mémoire. En 1951, on célèbre son centenaire. En 1979, une association est créée et l’on ouvre un petit musée soutenu par la mairie.
Un habitant passionné s’implique particulièrement. Il s’agit de Raymond Huard, dont les parents connaissaient Desbois et qui possède la maison natale de ce dernier. Cet homme est lui-même sculpteur et sa pratique lui fait mesurer le talent du maître. Il se met à acheter des œuvres. Les membres de l’association font le tour de ceux qui pourraient donner des pièces, faire des dépôts ou permettre des surmoulages. Les pièces affluent. Progressivement, le musée prend forme.
Un comité scientifique comprenant Anne Pingeot, responsable du département des sculptures du musée d’Orsay, est créé. On construit et aménage des bâtiments ad hoc. Des conventions et des financements sont mis en place pour éviter que tout repose sur cette petite commune et surtout pour conjurer les aléas d’une alternance politique qui mettrait fin de façon inopinée au projet.
Alors que de grands musées s’avèrent parfois désespérément conformistes, cette belle initiative associative est un magnifique exemple à suivre.
Rodin et Desbois
Rodin et Desbois, tous deux d’origine populaire, se rencontrent sur les chantiers du palais du Trocadéro (à présent détruit et remplacé par le morne palais de Chaillot). Ils sont pauvres, inconnus, mais déjà pleins d’estime et de compréhension réciproques. Leurs destins divergent cependant. Rodin, entrepreneur dans l’âme, habile en relations et volontiers mondain, connaît un succès planétaire. Des dizaines d’ouvriers et les meilleurs artistes travaillent dans son atelier-usine de Meudon. Rodin recrute, impulse, participe, surveille et signe. Il inonde l’Europe de multiples édités dans tous les formats. Dès sa mort, les polémiques enflent concernant l’attribution de ses productions, son nom faisant plutôt figure de marque collective occultant les véritables créateurs.
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Jules Desbois reste toujours un peu ours et ne connaît jamais la réussite financière. Il aime sculpter lui-même jusqu’au bout. Tant qu’il le peut physiquement, il se passe de praticiens pour transcrire en pierre ses modèles en plâtre. Son œuvre est ainsi beaucoup moins abondante que celle attribuée à Rodin, mais son authenticité saute aux yeux.
Quand on voit des photos du « Père Desbois », d’apparence un peu rustique et provincial, on imagine mal qu’il soit un aussi fin observateur du corps féminin. Autant que Rodin, il sait en effet magnifiquement évoquer la sensualité. Cependant, il y met une souplesse, une vérité et une liberté qui lui sont propres. C’est particulièrement le cas de certaines petites pièces comme la pendule Le Jour et la Nuit. D’ailleurs, Rodin l’achète dès qu’il la voit et en regardant cette petite merveille, on comprend aisément pourquoi. Les femmes en cheveux de Desbois, avec leurs larges bouches et leurs expressions franches, ont une saveur très Belle Époque, comme son Alda Moreno. Desbois va toutefois plus loin que beaucoup de sculpteurs de son temps en évoquant non seulement la sensualité des corps, mais aussi la sexualité, comme dans sa Léda où, dans un beau tumulte néobaroque, Jupiter transformé en cygne trifouille sans équivoque dans l’entrejambe de la jeune femme.
Sculpter même la souffrance et la mort
Cependant, Desbois a de plus grandes ambitions pour la sculpture. Il veut que son art exprime la vie humaine dans son entièreté, sans éluder la souffrance, la dégradation et la mort. C’est sa principale originalité. Peu de sculpteurs se sont autant engagés dans cette voie depuis le Transi de Ligier Richier ou la Madeleine de Donatello. Sa Misère (1894), visible au musée de Parçay-les-Pins, représente une vieille femme dans un état terrifiant. L’exécution est d’une rare puissance, avec une grande richesse de matières et un modelé profond et noueux.
Son chef-d’œuvre absolu est cependant La Mort et le Bûcheron, appelé plus couramment La Mort (1890). Les deux personnages de la mort et du mourant sont d’un tragique épouvantable. L’ensemble bénéficie d’un traitement virtuose témoignant de la maturité de l’artiste. Ce groupe est la vedette du salon de 1890 et crée un véritable scandale, icône pour les tenants du réalisme, repoussoir pour les autres. Malheureusement, cette œuvre est perdue et il n’en reste qu’une photo (mais quelle photo !). L’exemplaire en bronze est désigné par le régime de Vichy pour être livré à l’occupant dans le cadre des fontes alimentant l’Allemagne en métal. L’original en plâtre est remisé dans l’annexe d’un musée de province. On l’y oublie avec d’autres vieilleries incompatibles avec la notion de modernité. Une poutre s’effondre en 1946. Le groupe, peu touché, pourrait être facilement restauré. Cependant, on lui accorde tellement peu de valeur à cette époque que les conservateurs font tout jeter à la poubelle sans états d’âme. Il n’en reste qu’une main ramassée par un curieux.
D’autres pièces de Jules Desbois connaissent le même destin. C’est le cas du grand groupe qui couronnait l’entrée principale du Grand Palais. Cette monumentale agrafe est percutée par une montgolfière et ses débris directement envoyés à la décharge. Le xxe siècle, qui se gargarise volontiers avec la « culture », apparaît dans ces affaires, comme dans beaucoup d’autres, un siècle d’inculture et de destructions stupides.
La Misère et La Mort marquent les esprits. D’abord celui de Rodin qui s’essaye à ce genre en se lançant dans un Celle qui fut la belle Heaulmière, pièce sculptée grâce au même modèle vivant âgé. Cependant, cette œuvre plus démonstrative et à la facture plus ordinaire paraît moins convaincante que celle de Desbois. Ce n’est en fin de compte qu’un pastiche de qualité moyenne. Rodin ne récidivera pas dans cette voie. L’artiste qui est la plus marquée par Desbois est sans doute Camille Claudel, évidemment très proche artistiquement des deux hommes. En même temps que sa relation personnelle avec Rodin se dégrade, elle s’éloigne de la sculpture rodinienne et de ses nymphettes pour s’engager dans une représentation audacieuse de la souffrance et de la misère humaines.
Fin de règne précipitée pour la sculpture néobaroque
Après la guerre de 1914-1918, la République, précédemment statuomane, réduit drastiquement ses commandes et les concentre sur les monuments aux morts. La nouvelle ère n’est donc plus favorable aux effusions des sculpteurs néobaroques. Dans ce contexte, Desbois trouve encore à se singulariser. La guerre lui fait horreur. Loin de souscrire aux monuments aux morts positifs, voire héroïsants, il livre à Angers un groupe où l’agonie du poilu est palpable dans toute sa tristesse. Après cet ensemble, il poursuit des essais de têtes du soldat. Il se met finalement à sculpter des têtes vraiment atroces de poilus, décapitées et en décomposition, comme La Mort casquée. À ce stade, tant de pacifisme ne passe plus, et cette tête est tout bonnement retirée de l’exposition universelle de 1925.
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La fin de vie de Desbois est triste. Il assiste, en effet, à un changement complet de l’art qui prétend désormais exclure des personnalités comme la sienne. Par exemple, Brancusi, qui a le vent en poupe, écarte la représentation humaine et dénonce ce qu’il appelle la « sculpture beefsteak ». Contrairement à ce qu’on prétend parfois, Rodin n’a aucune postérité artistique. Même ses plus proches praticiens, comme ceux réunis dans la « bande à Schnegg », changent complètement de style et d’ambitions. Cependant, Rodin entre dans l’histoire par la grande porte, il a ses musées et ses thuriféraires, ses rétrospectives et ses beaux livres. Heureusement, pour Jules Desbois et pour nous, il y a Parçay-les-Pins.
À voir absolument : musée Jules-Desbois, Parçay-les-Pins (30 km au nord de Saumur), réouverture le 14 juin.