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Chamfort sans Manureva

Jean-Baptiste Bilger publie "Chamfort ou la subversion de la morale"


Chamfort sans Manureva
Portrait de Sébastien-Roch Nicolas de Chamfort. Dessin de Lavoro (détail)

Jean-Baptiste Bilger renouvelle les codes de l’essai avec brio


Désolé, je n’ai pas résisté à ce titre « foireux ».

C’était trop fort, trop tentant, l’appel de la vanne me discréditera à jamais des cercles intellectuels. Chaque année, je perds des voix à l’Académie, mon élection s’éloigne, je m’enferre à vouloir amuser mon public. Pudeur enfantine ou vanité gamine ? Je n’ai toujours pas compris que, dans ce pays, le sérieux du propos adoubait, que la profondeur d’une pensée se nichait dans une certaine pesanteur universitaire. Pour se faire respecter de ses pairs, il faut écrire lourdement, étaler une prose à ramifications noueuses, s’embourber dans le néant, singer une réflexion obscure donc inatteignable, il s’agit de mettre en infériorité son lecteur, qu’il se sente, tout penaud, imbibé d’un savoir divin.

Les maximes aident à voir plus clair

Le magistère a quelque chose à voir avec le sado-masochisme, une envie de « tuer » son adversaire, de lui faire mal psychiquement. Moins le lecteur comprend ce qu’il lit, plus il sera persuadé de sa pertinence, de sa supposée grandeur, il s’imaginera alors investi d’une parcelle de cette connaissance tant désirée et si lointaine. Les gens aiment souffrir, ils ont une vision assommante et punitive de la littérature, ils ont le drame en héritage, moi, je préfère la phrase sauvage, fraîche comme la rosée, qui dandine son cul sans instruire, des mots qui happent, je cherche chez les écrivains cet agencement merveilleux et friable qui vient percuter l’esprit sans avoir besoin de s’expliquer. 

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Oui, je préfère le pépiement aux cris douloureux. Par principe, j’avais donc décidé de ne plus lire d’essais savants, le style imbitable et la leçon professorale ne sont plus des occupations de mon âge. Les deux penseurs qui ne quittent pas ma table de chevet s’appellent Alban Ceray et Giacomo Leopardi. Leurs maximes m’aident à y voir plus clair, à me sentir moins seul. Le premier a écrit des choses admirables sur la vertu et le regard social : « L’érotisme est la pornographie des lâches, leur paravent » (Du lit au divan paru en 1992 à la Table Ronde). Le second fait office de vigie, comme si son incapacité physique avait décuplé sa sagacité, ou son handicap avait dévoilé l’alacrité d’un raisonnement pénétrant : « Ce qui sauvegarde la liberté des nations, ce n’est pas la philosophie ni la raison […] Et un peuple de philosophes serait le plus petit et le plus couard du monde ». 

Je désespérais de ne pas trouver chez la jeune garde qui publie trop, une épaisseur jouissive, le défrichage inspiré, la passion des interstices, l’envie d’élever sans pontifier, le plaisir de s’emparer d’un sujet vierge et d’y imposer son tempo. Un essayiste doit opérer sur la bête, à mains nues. Un bon essai doit avoir le goût du sang et de l’amertume. Je ne crois pas à la distanciation, l’intellectuel autopsie avec ses tripes. Il se révèle à lui-même, au fil des pages. Le sujet est prétexte à exposer ses doutes, la rage filtre à un moment.

Chamfort, esthète de la répartie

De Chamfort (1741-1794), nous ne savions presque rien. Quelques précieux ou érudits le citaient parfois dans la conversation pour se faire mousser. L’assemblée était béate d’admiration. Nous avons lu, il y bien longtemps, ses maximes, j’en avais gardé le souvenir brumeux d’un esprit alerte, d’un causeur endimanché et puis, j’avais perdu sa trace à la Révolution. Jean-Baptiste Bilger est vorace, il ne lâche pas sa proie aux premières difficultés. Dans Chamfort ou la subversion de la morale aux éditions du CERF, il cartographie cet esthète de la répartie, ce beau parleur à la saillie saillante, le perce afin d’en déceler toutes les nuances, toutes les saisons de la vie, toutes les mues. Il le dépouille de ses peaux successives et aussi de ses oripeaux, le déconstruit pour lui rendre sa pureté originelle. Solidement arrimé, Bilger ne se contente pas de dérouler une mécanique précise, huilée à la perfection, il est animé par cette énergie gourmande de décortiquer l’œuvre et l’homme, dans un français impeccable. 

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Cette marque de politesse est un gage de fluidité si rare de nos jours. Il y a en lui, la lutte sous-jacente entre le pédagogue et le styliste, le chercheur en lettres aguerri et l’artiste en sommeil, l’élève brillant et le désir de prendre la fuite, de lâcher les chevaux. Une pulsion de vie sourd à chaque paragraphe ce qui donne à la lecture, son élan et son intérêt. L’élite a trop souvent perdu le sens des responsabilités et de la curiosité, Bilger ne trahit pas cette exigence-là.

Jean-Baptiste Bilger
Jean-Baptiste Bilger

Un essai remarquable

Il analyse, commente, trace des perspectives, imagine des parallèles, enjambe des ponts, et, très finement, très élégamment, il s’appuie sur Chamfort pour aborder ce thème éternel et jamais assouvi, qu’est l’acte d’écrire. Ses ressorts et ses contraintes. L’écriture au cœur des relations d’argent, de pouvoir, d’influence, miroir de l’égo, source de tant d’incrédulités, instrument fallacieux de la vérité et machine à défaire les opinions. 

Chamfort retrouve, sous la plume de Bilger, toute sa dimension historique, il n’est plus ce témoin ridicule et poudré, homme de cour élevé dans l’épicerie, il est l’artisan de sa propre contradiction. Grâce à Bilger, on entrouvre les portes de cette fabrique des idoles dont notre société se meurt.

« Encore fallait-il remarquer que la littérature n’était pas elle-même étrangère a l’apparition et la propagation des idées fausses qui égaraient les hommes. Loin d’être toujours la généreuse dénonciation ou la réfutation rigoureuse des préjugés, la littérature en était souvent le foyer et la source. Si l’on se fie, en tout cas, aux paradoxes avancés par Chamfort à ce sujet, tous les livres, sans exception, quand bien même leurs auteurs auraient été animés de louables intentions et mus par le souci philanthropique d’éclairer leurs semblables, quand bien même ils se seraient proposé de développer les principes les meilleurs et la doctrine la plus salutaire, tous les livres, donc, seraient immanquablement entachés d’erreur et de fausseté » écrit-il. 

Un auteur est enfin ressuscité, un futur grand essayiste est né. 

Chamfort ou la subversion de la morale de Jean-Baptiste Bilger – Les éditions du CERF

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Journaliste et écrivain. À paraître : "Tendre est la province", Éditions Equateurs, 2024

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