L’écrivain italien Roberto Saviano estime que la crise sanitaire et économique profitera inéluctablement aux mafias. C’est sous-estimer les progrès accomplis par la justice et l’avancée de l’Etat-providence dans le sud du pays. Enquête.
Ce n’est qu’une question de temps. Pour l’écrivain et militant antimafia Roberto Saviano, au temps du coronavirus et de la crise économique qui s’ensuivra, « la question n’est pas de déterminer si les mafias sauront en profiter, mais comment ». La tribune que l’auteur de Gomorra a publiée dans La Repubblica ne laisse guère place au doute. Pour étayer son propos, Saviano lit l’avenir dans le passé, citant l’épidémie de choléra de 1884. À l’époque, Naples déplorait 7 200 morts en deux mois et demi, soit la moitié des 14 000 victimes italiennes de la maladie, sans doute venue d’Indochine. Avec son million d’habitants, la ville alors la plus peuplée de la péninsule dépassait allègrement la densité d’habitation de Paris, Rome et Londres, a fortiori dans son centre historique insalubre dont l’eau excessivement polluée provenait de deux aqueducs remontant au xviie siècle. Un bouillon de culture à ciel ouvert. Comme le rappelle Saviano, « afin qu’une telle hécatombe ne se reproduise plus, le Parlement italien vota une loi pour l’assainissement de la ville de Naples et consacra 100 millions de lires aux travaux de remise en état. Tout le monde en est sorti gagnant : sous-traitants corrompus […], entreprises qui gagnèrent les appels d’offres au meilleur prix pour ensuite faire des travaux inachevés ou de mauvaise qualité, politiques alliés aux familles mafieuses. Tous, sauf la ville de Naples. »
Les nouveaux amortisseurs sociaux sont autant de pierres dans le jardin de la mafia
Une question intéressante
Si l’histoire se répète, la gabegie de l’appareil politique et administratif italien remplira inéluctablement les caisses des trois grandes nébuleuses mafieuses du pays nées à Naples (Camorra), en Sicile (Cosa Nostra) et en Calabre (’Ndrangheta). Leurs origines méridionales ne doivent pas tromper tant leurs ramifications sont devenues multiples, s’étendant au nord de l’Italie et aux quatre coins de l’Europe, notamment via le trafic de drogue et le blanchiment. À condition de ne pas le prendre pour argent comptant, l’augure de Roberto Saviano ouvre un débat des plus passionnants. Les mafias exercent-elles toujours une emprise tentaculaire sur des pans entiers de la société et du territoire italiens ? L’État de droit et la justice ont-ils abdiqué ? Faute d’État-providence digne de ce nom, l’économie mafieuse maintient-elle le Sud italien (Mezzogiorno) sous perfusion ? Les réponses à ces différentes questions réservent quelques surprises pour peu que l’on sorte du cliché des parrains gominés en borsalino et costumes trois-pièces rayés.
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Une économie à l’arrêt
À court terme, la mise à l’arrêt de l’économie a pénalisé la pègre. Durant le confinement, la criminalité a baissé de moitié. Vendre et convoyer la drogue, prostituer des filles ou racketter des commerces fermés tiennent de la gageure. Les mafieux attendent leur heure. Échafaudent-ils déjà des plans pour profiter de la crise économique ? « Si je pouvais répondre à cette question, cela voudrait dire que je suis soit un espion infiltré soit un mafieux », pouffe Enzo Ciconte, ex-député communiste, historien et adversaire de longue date de la ’Ndrangheta. Osons la lapalissade : le crime organisé sait… s’organiser. Saviano estime d’ailleurs que la crise permettra aux clans mafieux de voler au secours des PME et des citoyens mis sur la paille.
Certes, les sept semaines de confinement auront fait chuter le PIB (de 8 % à 12 %) et mis à l’arrêt plus de 2 millions de PME. Pour leur éviter la faillite, le gouvernement Conte a sorti un bazooka nommé « décret liquidités ». Avec le soutien de Bruxelles, le ministère des Finances promet de débloquer la bagatelle de 740 milliards d’euros sous la forme de prêts aux entreprises garantis par l’État. Mais l’argent tarde à arriver dans les caisses, la nouvelle procédure étant plus complexe et longue à appliquer lorsqu’un prêt dépasse les 25 000 euros. Quant aux ménages, déjà paupérisés par vingt ans de croissance nulle, ils n’avaient pas besoin de ce coup de massue. Avant l’éclatement du virus, les chiffres officiels donnaient déjà le tournis : 44 % des Italiens ont un revenu annuel inférieur à 15 000 euros, seuls 6 % dépassent les 50 000 euros. Le gros de l’effort fiscal repose donc sur les retraités et les salariés.
Timide affirmation de l’Etat-Providence
D’aucuns prétendent que le miracle économique italien de l’après-guerre, contemporain des Trente Glorieuses, rendait acceptable l’incurie de l’État à des citoyens aujourd’hui exaspérés par les conflits incessants entre institutions. C’est parfaitement exact… à une nuance près : quoique modeste et financé par la dette, l’État-providence commence à sortir la tête de l’eau.
Depuis un an, sous l’impulsion du Mouvement 5 étoiles (M5S), le cabinet Conte a en effet instauré un revenu de citoyenneté qui assure une pension minimale aux retraités et aux chômeurs, que des travailleurs sociaux ad hoc (les « navigateurs ») sont censés remettre sur le chemin de l’emploi. Dans le Sud, foyer originel du phénomène mafieux et abcès de fixation de la misère, la bouffée d’oxygène n’a rien d’un luxe. Rien d’étonnant à ce que le Mezzogiorno ait plébiscité le parti populiste de Beppe Grillo en lui accordant plus de 43 % des suffrages aux législatives de mars 2018. Chose promise, chose due : 2,6 millions de résidents italiens (dont 65 % dans les régions méridionales, Rome incluse) vivent dans un foyer allocataire du revenu de citoyenneté. Son montant oscille entre 403 et 1 180 euros mensuels suivant la taille du ménage. Par ailleurs, le gouvernement finance le chômage partiel des salariés et envisage de distribuer un revenu d’urgence – de 400 à 800 euros par mois – aux classes moyennes non-bénéficiaires du revenu de citoyenneté. Ces amortisseurs sociaux (dont il faut relativiser l’ampleur dans un pays de 60 millions d’habitants) sont autant de pierres dans le jardin de la mafia. « Si malgré les millions de gens confinés à domicile, il n’y a pas eu d’explosion sociale, c’est parce que le revenu de citoyenneté a permis de freiner l’inconfort. Cette crise démontre que le revenu de citoyenneté endigue le malaise social.”, analyse le spécialiste de la Camorra Isaia Sales, membre du gouvernement Prodi dans les années 90.
Chercher le succès hors des frontières nationales
La demande de mafia se résorberait-elle ? Tout dépendra des capacités de l’État à maintenir à flot le tissu d’entreprises, notamment dans l’hôtellerie et la restauration. « Si demain les entreprises manquent de liquidités, les mafias saisiront cette opportunité. Dans une situation économique difficile, le niveau de respect des lois et des règles diminue. C’est ce qui s’est toujours passé après une guerre, un séisme, une catastrophe », argue Sales. Bien que le chômage touche plus d’un jeune méridional sur deux, il faut se méfier de l’image d’Épinal d’un Sud perfusé par les clans. « Les mafieux ne distribuent pas l’argent à tout-va. Seulement à un certain monde qui appartient déjà au leur : les veuves et les familles de camorristes en prison », précise Sales. Sur le terrain, la fête est finie. Depuis l’assassinat des juges Falcone et Borsellino (1992) à Palerme, la machinerie étatique s’est déchaînée contre les mafias. Magistrats, brigade financière, gendarmes et police ont organisé une riposte efficace. « Dans l’appareil d’État est apparue une nouvelle mentalité antimafia. Au point que la justice a fini par condamner l’ex-député Marcello Dell’Utri pour ses liens avec Cosa Nostra alors que c’était une figure du parti de Berlusconi », plaide Enzo Ciconte. La récente libération conditionnelle de quelques parrains notoires pour cause de grand âge et de risque sanitaire ne doit pas nous aveugler. Le temps de l’impunité, marqué par le fiasco des maxi-procès antimafia des années 1980, et du pas de deux avec la démocratie chrétienne au pouvoir, est heureusement révolu.
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Pourtant, sur un plan strictement financier, les mafias italiennes ne se sont paradoxalement jamais aussi bien portées. La faute à l’explosion mondiale du trafic de drogue. Comme les multinationales qu’elles sont devenues, ces organisations pratiquent l’optimisation juridique, anticipant les battements de la mondialisation. D’après Enzo Ciconte, « la ’Ndrangheta a fait un choix stratégique : elle s’est implantée dans les régions du centre-nord de l’Italie, y compris dans le système de santé, puis dès les années 1930, elle a créé des colonnes dans le monde entier. En Australie, aux États-Unis, au Canada, en France, là où il n’existe pas de législation antimafia. » On comprend que la mafia calabraise soit devenue la plus puissante d’Europe. Aujourd’hui, le danger proviendrait principalement de ses succursales à l’étranger où des « cols blancs » bien sous tous rapports blanchissent l’argent sale. La mondialisation heureuse existe, certains l’ont rencontrée.
Pourquoi le Sud ?
Pour comprendre la genèse des mafias italiennes, il faut lire Un pouvoir invisible : les mafias et la société démocratique (2012). Dans cet essai lumineux, l’historien du droit Jacques de Saint-Victor lie l’éclosion du système mafieux au maintien de structures féodales en Italie du Sud. Un demi-siècle avant l’unification italienne (1861), le royaume de Naples puis le royaume des Deux-Siciles abolissent les droits féodaux puis engagent une révolution agraire. La vente des grands domaines fruitiers de la Conca d’Oro, sur une centaine de kilomètres autour de Palerme, enrichit des « barons » alliés aux réseaux locaux de brigandage et à la bourgeoisie urbaine (banquiers, notaires, avocats). C’est l’acte fondateur de la mafia sicilienne dont les paysans appauvris seront les hommes de main.
Au sein du nouveau royaume d’Italie, qui siège à Turin, le Sud fait figure de parent pauvre préindustriel. L’État ne prétend pas y exercer le monopole de la violence légitime. Si bien que la mafia pénètre les notabilités politiques, sociales et économiques nationales, à l’image du baron Turrisi Colonna, sénateur-maire de Palerme et parrain notoire. Au cours du xixe siècle, le crime organisé s’émancipe de ses protecteurs jusqu’à renverser en sa faveur le rapport de domination entre mafieux et politiques. La Sicile attendra l’après-guerre pour commencer à sortir de la société des notables…
À Naples, alors troisième ville d’Europe, la Camorra naît dans les prisons surpeuplées dans lesquelles les éléments les plus violents imposent le paiement d’un tribut. Les camorristes perçoivent l’impôt de la peur ou pizzo (« petit » en napolitain) qui accorde aux détenus rackettés un modeste lit sur lequel se reposer. Et la Camorra d’infiltrer naturellement les garnisons de soldats, souvent constituées d’anciens prisonniers.
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