Des nouvelles des partageux…
Vous ai-je assez dit, Cousine, combien je goûte la nature de votre accueil, et le développement que vous lui donnez, lorsque j’arrive enfin dans votre château, après des mois de séparation ? De quoi se souvient-on quand on est sur le point de quitter ce monde ? Eh bien cousine, si ma mémoire ne m’a pas abandonné, je puis vous assurer que toute votre personne viendra me visiter une dernière fois. Mais il se fait tard, et si je veux que ce courrier vous arrive dans les trois jours, je dois vous livrer mon récit.
Le parti des partageux, que Gouda avait longtemps dirigé, obéissait plus ou moins à un certain Jean-Christophe Caramelédélices : son cou puissant, sa forte carrure, sa coiffure lustrée, sa mise, tout enfin lui donnaient l’apparence d’un chef de bande plus redoutable que vraiment redouté. Au reste, personne ne l’écoutait, car nul ne songeait à l’entendre ; il contrôlait vaguement l’appareil, qu’il avait mis au service exclusif du baron Grosse-Canne. Le baron disait à voix haute, afin qu’on l’entendît, son souhait d’occuper le trône. Était-ce là son vœu le plus cher ? Comme vous le savez, un scandale éclata, alors qu’il se trouvait sur le sol du Nouveau Monde. Il quitta la comédie politique, où l’on reparle de lui, ces jours derniers, ainsi que je vous le rapporterai plus loin.
Le meilleur financier du royaume, disait-on du Baron, homme il est vrai d’une grande intelligence ! Mais la flagornerie, en premier, puis un incident sérieux, en second, lui épargna le souci de la démonstration… Très favorable au commerce et à l’industrie, il souhaitait libérer la France des carcans de l’État, alors que, dans la vitrine, ses amis outraient leurs grimaces d’indignation à l’annonce de la fermeture d’un dispensaire. À la vérité, troublante cousine, les hospices ont terriblement pâti des mesures d’économie « ménagère » qu’ont prises les gouvernements depuis deux décennies, mais toute la gent politique a contribué à leur démantèlement.
La déconfiture de Vincenzo Pailloné
L’hypocrisie de ces partageux n’avait d’égal que leur arrogance, lorsqu’ils régnaient sur le monde des Arts, des Lettres et chez les gazetiers. Ils étaient le Bien, le Droit, le Juste. Leur main gauche, follement dévouée à la cause du peuple, faisait écran à leur main droite. Ils s’habillaient de probité avec ostentation. Alors que la chute de Gouda devenait inéluctable, Vincenzo Pailloné s’offrit à être leur champion. Qui se rappelle cet effarant professeur de moralisme ? Ancien ministre des écoles, puis enseignant la philosophie chez les Hélvètes, contempteur de l’église catholique, et surtout serviteur de lui-même, cet olibrius erratique, d’ailleurs bien fait de sa personne, parut rapidement dépassé par la mission, que les partageux lui avaient confiée. Quand il ne bafouillait pas, il était verbeux, et quand il cessait de l’être, il devenait incompréhensible. Sur les tréteaux de plus en plus désertés qui l’accueillaient, il prétendit que les « infâmes » d’en face haïssaient les Noirs, il soutînt avec ferveur la cause des mahométans, qu’il représenta plus méprisés dans ce pays que dans aucun autre. Sa campagne fut si calamiteuse, ses propos si embrouillés, il parut en même temps si arrogant et si vain qu’il acheva son petit trot électoral dans l’indifférence de tous et pour le soulagement de beaucoup. On ne redoutera pas pour lui l’errance volontairement misérable sur les chemins, rongé par la vermine, de Benoît-Joseph Labre, qui mourut à Rome, épuisé, crasseux, étique [tooltips content= »Saint Benoit-Joseph Labre
Comme l’Église est bonne en ce siècle de haine,
D’orgueil et d’avarice et de tous les péchés,
D’exalter aujourd’hui le caché des cachés,
Le doux entre les doux à l’ignorance humaine
(Paul Verlaine, Amour, 1888) »](1)[/tooltips]
Le roi rêve de changer de sujets
Certes, Heudebert McCaron eut dès les premiers mois de son règne les maladresses de son âge. Tout avait réussi à ce banquier adolescent, qui voulut régner sur un peuple enfin débarrassé de son histoire et de sa mémoire. Il rêvait d’une population apaisée, consentante, acquise au libéralisme des origines, celui de John Locke.
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Cet enfant-roi n’a qu’un objet : solder définitivement le compte de ce royaume admirable et fatigué, dont il veut précipiter la fin. Sur ses ruines, et débarrassé de son prestigieux héritage qui l’encombre, il espère bâtir une forme vague, sans contour précis. Un jour, au Danemark et en présence de la reine, il vanta les mérites des « luthériens », qu’il jugea plus souples et prompts à accepter les figures changeantes du monde. Dans son élan de comparaison, il parut se désoler d’avoir à gouverner des « gaulois réfractaires », braillards hirsutes et hostiles par destination à toute réforme. Pourtant, il semble bien à nos concitoyens, traités sans ménagement, que leur société, en surface et en profondeur, est plus « mouvementée » que l’océan sous l’action des vagues. Cette idée, selon laquelle les Français seraient trop latins, trop nerveux et encore trop catholiques (qu’ils aient ou non de la religion, d’ailleurs), semble partagée dans les hautes sphères. Récemment, la fameuse Christine Sancrainte, qu’on surnomme la « gazetière à ressort », tant sa carrière dans le journalisme, où alternent le triomphe et l’opprobre, démontre les propriétés de cette pièce en acier trempé, qui retrouve sa forme initiale après avoir subi une pression ou une tension, appelait de ses vœux une France plus « protestante ». Qu’est-ce donc qui les attire dans les contrées froides peuplées d’Angles et de Saxons ?
En France, les acariâtres, les fâcheux et les braillards sont légions. Vous ai-je parlé de ce M. Augustin L’Attaché, qui vient de quitter le parti royal ? Non ? Eh bien, je ne vous en dirai rien de plus ! Sa réputation n’a pas franchi les limites de ses niaises convictions.
Les revenants
Il se murmure sur le boulevard des Gazettes l’une de ces rumeurs dont l’oubli est le veuf bien vite consolé, la voici : McCaron songerait à former une manière loufoque de gouvernement, dont Manuel Bovalseur et le baron Grosse-Canne seraient les attractions majeures. Bovalseur, dont la cambrure de matador de zarzuela affolait les dames… Et pourquoi pas Vincezo Pailloné, direz-vous ? Il est cité ! Il ne manquerait plus à ce défilé de carnaval que la gracieuse silhouette de Fatima Bel-Gazelle, congédiée, elle aussi, par les électeurs : après tout le mal qu’elle a dit de McCaron, voudra-t-elle révéler tout le bien qu’elle en pensait secrètement ? Elle s’ennuie : l’Enseignement ne se remettrait pas de son retour au ministère… Le roi pense peut-être qu’il lui suffit de faire sonner la cloche du palais, pour qu’accourent des Excellences prêtes au sacrifice. Et s’il avait raison ?
Notre jeune monarque s’amuse comme un enfant comblé. Quand il ne casse pas ses jouets, il s’en lasse rapidement. Il voit la France un peu comme un magasin de farces et attrapes, où il peut se servir à volonté. Mais les confettis sont humides, les pétards mouillés et les langues de belle-mère, qu’il projette au visage de ses interlocuteurs, pendent lamentablement sous ses lèvres. Le théâtre où il joue sa partie s’est vidé de ses spectateurs. Seule sa claque lui donne encore l’illusion des applaudissements.
Le divertissement de Dieu
Le plaisir d’être Français, tout de subtilité, de fine insolence, d’indulgence aussi pour soi-même et pour presque tous les autres, n’existera bientôt plus qu’à l’état de trace, voire de fossile. Nous étions un royaume où se plaisait le clair-obscur, où le relief n’existait que par le jeu de l’ombre et de la lumière, qui révélait le sens des choses et des êtres comme leur agrément. On a ouvert dans ce pays des guichets, où viennent prospérer des plaintes et des médisances. Nous reconnaissons tous les crimes dont les civilisations furent coupables, et nous voici à présent au ban de l’humanité, cornus, crochus, contrefaits… Dans l’accomplissement de notre destin universel, nous ne fûmes pas exemplaires, mais nous avons su nous montrer aimables en maintes circonstances. Ah, cousine, comme elle est navrante cette propension de nos contemporains, reflétés dans le miroir que leur tend leurs ennemis, à se découvrir plus répugnants qu’ils ne le croyaient !
Alors, se frappant la poitrine, ils remplissent le sac de leurs abominations et le font déborder. Et l’on se prend à croire qu’ils éprouvent du plaisir à cet excès de culpabilité. Ils vont à genoux sur les chemins arides, où ils s’écorchent les genoux, et cela leur convient ! Ils sont comme des narcisses de la pénitence…
Pourtant, ce très vieux peuple fut le plaisir préféré de Dieu lui-même (j’allais dire « en personne », mais laquelle des trois ? Toutes assurément : notre charme, notre souci de plaire, notre vivacité auraient distrait les occupants de l’Olympe !). Vous trouvez que j’abuse, cousine ? Nullement ! Disant cela, je prends la juste mesure de la grâce française, capable de donner le divertissement qu’il convient à Dieu dans les moments où l’accable le remords d’avoir permis à sa créature absurde et cruelle de « croître et multiplier »…
La malle-poste n’est plus qu’à quelques rues d’ici. Je me hâte d’achever cette missive, alors que nous sommes encore sous la loi dite des cloîtriers. Elle sera tantôt obsolète, mais je ne vous reverrai point avant longtemps. Peut-être ne vous reverrai-je jamais.
Si cette nouvelle peste m’emporte, avant de sombrer, cousine adulée, je vous l’assure, mon avant-dernier soupir sera pour vous. Quant à mon dernier, je le garderai pour moi : il sera de soulagement.
Votre cousin
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