Les crises à répétition achèvent de dissiper les rêves de « mondialisation heureuse » des économies post-industrielles ou en voie de désindustrialisation aggravée. La France d’Emmanuel Macron peut-elle sortir de sa « naïveté » et s’engager sur la voie d’une reconquête productive et technologique ?
Cet article est rédigé par Denis Bachelot, journaliste et essayiste, auteur de L’Islam, le Sexe et Nous (2009) et par Gilbert Pena, consultant en entreprise, ancien délégué général du Club du Small Business.
France vs Allemagne
L’Allemagne, nous dit l’économiste Julia Cagé, n’a pas hésité à massivement délocaliser sa production pour renforcer sa compétitivité. Certes, mais jamais au point d’en perdre le contrôle!
Elle a d’abord choisi prioritairement son environnement proche, l’Europe de l’est, pour baisser ses coûts de production, et intégrer ces pays dans son espace économique « naturel ». Elle a toujours également maintenu ses productions les plus stratégiques et à plus forte valeur ajoutée sur son territoire; chacun peut faire la différence entre une délocalisation qui vise à s’implanter sur de nouveaux marchés, sans nécessairement réduire l’outil industriel domestique, et celle qui vise essentiellement à réduire les coûts de production. La France, dans le même temps, vendait ses fleurons industriels à la découpe.
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Le résultat aujourd’hui est sans appel ; ainsi, si l’on compare les chiffres de l’emploi industriel de la France et de l’Allemagne sur les 30 dernières années, le constat est sévère pour notre pays : de 1989 à 2017, la France a perdu 30% de ses emplois industriels – de 4,5 millions à 3,180 – avec une part de l’industrie dans le PIB qui passait dans le même temps de 18% à 10,6%, quand l’Allemagne, sur la même période, maintenait une contribution industrielle au PIB de l’ordre de 22%, contre 30% en 90, juste avant la réunification ; avec une main d’œuvre industrielle de plus de 6 millions de salariés, soit le double de la France. A noter, par ailleurs, que la part de l’industrie manufacturière dans le PIB de la France est inférieure à celle de l’Italie et de l’Espagne, autour de 16%, et du Royaume-Uni à 17%.
Mais d’abord, et principalement, l’Allemagne veille à garder le contrôle capitalistique de ses entreprises ; un enjeu plus crucial que le lieu de production, puisqu’il est la clé des décisions stratégiques qui engage l’avenir. A la différence de la France qui a laissé partir ses pépites sans combattre, l’Allemagne, traumatisée par le rachat, en 2016, du groupe Kuka, fleuron de la robotique mondiale, utilise désormais un décret destiné à défendre ses entreprises stratégiques. La vulnérabilité de ses champions industriels à des prises de contrôle chinoises a déclenché une politique protectionniste identique à celle des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, déjà armés juridiquement face aux appétits chinois. Une politique fondée sur un protectionnisme sélectif, rejetée par l’Union Européenne. La balance commerciale française est un bon baromètre de notre effondrement industriel, avec un déficit cumulé de 2005 à 2019 de 840 milliards d’euros ! A comparer aux 2800 milliards d’excédents pour l’Allemagne sur la même période. Le chômage de masse accompagne pareillement le déclin de notre système productif. Le savoir faire technologique et la maîtrise des chaînes de valeurs, quelque soit le secteur d’activité, reste l’épine dorsale de la puissance économique.
L’Allemagne veille à garder le contrôle capitalistique de ses entreprises ; un enjeu plus crucial que le lieu de production, puisqu’il est la clé des décisions stratégiques qui engage l’avenir
Un enjeu de puissance
Nous touchons là au troisième point soulevé par Julia Cagé pour légitimer la désindustrialisation : l’essentiel, souligne-t-elle, est la captation de la valeur ajoutée dans la chaine de valeur. Et l’économiste de citer le cas, bien connu, d’Apple, qui capture l’essentiel de la valeur ajoutée de l’iPod, et non la Chine qui le fabrique. De même, la valeur ajoutée de la Chine dans les ordinateurs n’est que de 5%. « Il en va également ainsi de vos Nike préférées ». « Dans un système mondialisé de l’innovation, celui qui capture la valeur, c’est celui qui innove, pas celui qui produit », note-t-elle. La remarque est juste, mais, formulée telle quelle, elle ignore la dimension essentielle de la durée qui s’inscrit dans une vision de puissance géoéconomique. L’Occident a fait preuve d‘une naïveté coupable, en imaginant que la Chine se contenterait longtemps d’être l’atelier du monde. Elle s’est pensée, dès son ouverture à l’économie monde – comme le Japon en son temps, ou la Corée – comme une grande puissance en devenir, et a soumis l’accès à ses capacités de production à des transferts massifs de technologie, appuyés par de gigantesques efforts de formation de sa population.
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Il fallait être naïf, et arrogant à la fois, pour sous-estimer la capacité de ce pays à atteindre en un temps record, soit trois décennies, un niveau de performance technologique et de capacité d’innovation apte à rivaliser avec les pays les plus développés de l’ouest. Aujourd’hui, les Etats-Unis affrontent un concurrent qui challenge sa suprématie économique, et géopolitique du même coup. Le bras de fer autour de la 5G en est un exemple frappant, comme l’est également, la concurrence que les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) livrent au GAFAM américains, dans le domaine des réseaux qui dominent l’économie monde, et de la Tech en général. La Chine fait au moins jeu égal avec les Etats-Unis, loin devant l’Europe, en matière d’Intelligence artificielle. Elle abrite six des onze licornes d’IA dans le monde. Comme le note un article des Echos : « Divertissement, voiture autonome, paiement mobile, intelligence artificielle… Les champions chinois dépensent des milliards et recrutent au cœur de la Silicon Valley pour prendre le leadership mondial sur ces secteurs »[tooltips content= »Les Echos du 18/01/2020″]1[/tooltips].
La dynamique de conquête, incontestablement, est du côté de la Chine et non plus de l’Occident. Un pays qui agit avec une vision coordonnée et volontaire de son destin et de sa puissance, sur la durée, l’emporte logiquement sur ceux dont les choix stratégiques reposent avant tout sur la diversité éparse des intérêts particuliers et les exigences de rendement à court terme de fonds d’investissements étrangers.
Certains économistes, et non des moindres, au fil des dernières décennies, ont cependant résisté au mythe de la société post industrielle dans un environnement de mondialisation heureuse. On peut citer, à ce titre, le cas exemplaire de Jean-Louis Levet, qui réalisa une mission sur l’enjeu des délocalisations de sites de production quand il s’occupait des entreprises aux Commissariat général du Plan, au début des années 2000. Dès 1988, Jean-Louis Levet avait lancé un cri d’alarme dans un ouvrage au titre prémonitoire, « Une « France sans usines ? »[tooltips content= »« Une France sans usines », Economica, 1988″]2[/tooltips], afin de dénoncer la désindustrialisation en cours et avancer des propositions pour faire de l’industrie le moteur de la croissance d’une France moderne. On peut également évoquer les travaux d’économistes médiatisés, comme Elie Cohen, Christian Saint-Etienne ou Michel Didier, qui tous, dans leurs approches respectives, ont défendu la nécessité impérieuse de promouvoir une économie de production et d’innovation. On ne peut non plus ignorer les thèses et les avertissements du prix Nobel Maurice Allais, bien exprimés dans le titre de son ouvrage de 1999: « La mondialisation : la destruction des emplois et de la croissance : l’évidence empirique »[tooltips content= »« La Mondialisation : la destruction des emplois et de la croissance : l’évidence empirique », Clément Juglar, 1999″]3[/tooltips], qui battait en brèche le conformisme consensuel des « élites » nationales. Rarement, un esprit aussi visionnaire fut autant ignoré par ses compatriotes et contemporains !
Un projet national pour une reconquête industrielle
Emmanuel Macron reconnaît volontiers que l’Europe, dont il se veut le champion, a été « naïve » dans sa politique d’ouverture sans contrôle aux intérêts chinois. Doux euphémisme, nous avons subi une Europe passoire qui n’avait rien de l’Europe « bouclier », dont il vantait il y a peu les mérites ! Ayant peur des paroles fortes qui engagent, il n’a pas encore osé dire comme Thierry Breton, Commissaire européen à l’Industrie, nommé sous son influence, que « La politique industrielle en Europe ne peut plus être conduite avec pour seul but de réduire les prix pour le consommateur »[tooltips content= »La Tribune du 05/03/2014″]4[/tooltips]. Un constat réaliste sur l’aveuglement économique de l’Europe de Maastricht.
Après avoir combattu de manière acerbe le patriotisme économique, le besoin de frontières sélectives et les vertus de la production locale, Macron veut nous convaincre qu’il s’est désormais converti à ce qu’il dénonçait hier comme passéiste et dangereux ! Difficile de le croire sur quelques belles paroles de circonstance. En politique, seuls les actes sont décisifs. C’est bien d’une reconstruction industrielle dont notre pays a besoin. L’Allemagne dispose depuis 2018 d’une «stratégie industrielle nationale pour 2030 ».
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A contrario, le discours fondateur de Macron sur la « start-up nation » s’est construit sur une vision simpliste de l’avenir d’une France inspirée par l’exemple américain de la création des GAFAM. Prenant la parole à la conférence LeWeb, en 2014[tooltips content= »Le Point du 23 mars 2020″]5[/tooltips], il ne cachait pas sa fascination pour les leaders mondiaux de la révolution numérique : « Mon obsession, lorsque je regarde le CAC 40 aujourd’hui, est de créer le CAC 40 de dans dix ans et d’avoir des milliers de grandes entreprises qui puissent remplacer le CAC 40 actuel. Ce serait une grossière erreur de protéger les entreprises et les jobs existants ». Des paroles lourdes de conséquences, d’un irréalisme sidérant, qui expliquent sa froide sérénité vis-à-vis de la perte de nos fleurons industriels appartenant à des secteurs « traditionnels ».
Pour rendre crédible sa conversion nouvelle, sa capacité à se « réinventer », qu’il commence, par exemple, par créer un ministère de l’Industrie, rayé d’un trait de plume en 2017, en y nommant, pourquoi pas, un chef d’entreprise ayant prouvé ses capacités à défendre les intérêts français. Il a l’embarras du choix !
Qu’il mette sur pied, dans le même ordre d’idée, une task force de personnalités incontestées – économistes, dirigeants d’entreprise, politiques – pour mener une réflexion de fond sur un projet de reconquête industrielle pour notre pays, qui reste une nation de haute compétence technique et entrepreneuriale. Et pourquoi pas, à terme, le retour d’une structure pérenne – Commissariat au Plan, ou quel qu’en soit le nom – pour assister un Etat sachant dans sa fonction d’Etat stratège.
Le projet de retrouver le chemin d’une indépendance nationale « pleine et entière », de relocaliser, dans la mesure du possible et du souhaitable, nos industries perdues, doit être une ardente priorité pour une France qui s’apprête à traverser la pire des récessions de son histoire. Et puis que notre président se veut un européen exemplaire, c’est le moment où jamais, dans ces temps de crise aiguë, de proposer à nos partenaires une ambition industrielle européenne claire, centrée sur le noyau historique de l’UE, pour affirmer notre cohérence et notre volonté d’exister face aux appétits des puissances impériales américaines et chinoises, qui lorgnent sur nos fleurons et nos centres de recherche d’excellence. L’Europe est une proie désirable et vulnérable !
Cette renaissance industrielle exige d’admettre la nécessité d’une politique industrielle, menée avec une volonté sans faille, une cohérence audacieuse dans les décisions; seuls moyens de retrouver un niveau de confiance des Français indispensable pour surmonter l’épreuve. Un projet qui engage l’ensemble du pays dans la construction d’un avenir prospère et souverain.
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