Dans la cour insistante que lui a faite le réalisateur Christophe Ruggia pendant son adolescence, l’actrice Adèle Haenel voit rétrospectivement une « emprise » masculine. Son récit victimaire est emblématique du néoféminisme épurateur et réfractaire au dialogue.
Des débuts compliqués au cinéma…
Adèle Haenel s’est retrouvée durablement au cœur de l’actualité après avoir dénoncé (en novembre 2019, dans un entretien pour Mediapart) le comportement à son égard du metteur en scène Christophe Ruggia, qui l’a introduite dans le milieu du cinéma. C’est en 2002, quand elle a 13 ans, que sort le premier film où elle figure, Les Diables, après une longue préparation et un tournage éprouvant. Ce film raconte les fugues d’un frère et d’une sœur abandonnés à leur naissance, qui errent à la recherche d’une origine, d’une famille et d’une maison, qu’ils ne peuvent qu’imaginer, dont ils n’ont aucune idée, d’autant moins que la petite fille est autiste et mutique. Entrée en matière pénible pour une actrice à la sortie de l’enfance, à qui le scénario impose d’affronter une situation incestueuse et des scènes de nu, cependant que le metteur en scène lui manifeste un intérêt qui fait jaser sur le tournage.
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Après quoi, entre 2002 et 2007, Adèle Haenel s’éloigne du cinéma et poursuit des études au collège, au lycée puis en prépa, à Montaigne. Toutefois, pendant plusieurs années, elle se rend chez Ruggia le samedi où elle poursuit son initiation au cinéma. Selon ce qu’elle en dit maintenant, ces tête-à-tête ont été l’occasion de nombreuses sollicitations et avances de la part hôte : baisers dans le cou, frôlements à quoi elle échappe en évitant de s’asseoir sur le canapé. Cependant, aux dires mêmes de l’actrice en 2019, quand elle dénonce la domination qui s’exerçait alors sur elle, elle n’a jamais perdu le contrôle d’une situation à laquelle elle a mis fin quand elle avait 16 ans.
… aux débuts réussis dans la victimisation
Deux ans plus tard, Adèle Haenel retrouve le chemin des studios, cette fois dans le cadre d’une relation heureuse avec Céline Sciamma sous la direction de laquelle elle tourne d’abord Naissance des pieuvres (2007) puis, récemment, Portrait d’une jeune fille en feu. Dans une lettre à son père, écrite en 2014, dont elle fait la lecture avec une certaine solennité à la fin de l’entretien de 2019, Adèle Haenel revient sur la période Ruggia et sur le long silence qu’elle a gardé à ce propos. Elle ne reproche pas à ses parents, comme on s’y attendrait, de l’avoir laissée aller à ces rendez-vous, mais de lui avoir suggéré, voire imposé, une vue romantique et sentimentale de cet épisode.
Adèle Haenel parle des pièges qu’elle a dû déjouer et des obstacles qu’elle a franchis pour s’identifier comme victime, elle dénonce l’hypocrisie de celui qui s’est gardé de lui faire violence tout en la tenant en laisse
Ainsi conditionnée, elle a cru qu’il s’agissait d’un amour non partagé, qu’elle était simplement l’objet d’un penchant auquel elle ne répondait pas. Désormais, elle se voit comme ayant été soumise à une « emprise », comme mise en cage. Qu’il n’ait pas exercé de violence physique ne lui paraît pas une raison de modérer son jugement sur celui qui l’a tenue dans sa nasse. Exercer une contrainte physique aurait, dit-elle « révélé à Christophe Ruggia ce qu’il était ». On pourrait dire au contraire qu’en refoulant ses pulsions, en attendant un consentement qui se dérobait, Christophe Ruggia manifestait de la considération pour celle dont il voulait faire une partenaire, mais cette différence est désormais impossible à discerner pour celle qui est devenue l’icône d’une féminité victimaire qui voit dans le viol la clé et le sens de la relation hommes-femmes.
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Paradoxe : c’est parce qu’elle n’a subi que des agressions en apparence bénignes, qu’Adèle Haenel est devenue emblématique, non pas des torts subis, mais de la difficulté de se former une conscience féministe. La traversée et le rejet de l’illusion romantique, le retard à s’exprimer entrent en effet dans le système argumentaire qui sous-tend l’icône qu’elle est aujourd’hui. Pour le devenir, elle a rompu un « silence insupportable », enduré une absence d’écoute qui la paralysait et la portait à retourner sa souffrance contre elle-même, au point de la faire renoncer un moment à sa vocation profonde, le cinéma. En définitive, c’est la relation passionnée avec Céline Sciamma, dont Portrait d’une jeune fille en feu est le sceau, qui a permis à Adèle Haenel d’assumer vraiment son histoire. Adèle Haenel parle des pièges qu’elle a dû déjouer et des obstacles qu’elle a franchis pour s’identifier comme victime, elle dénonce l’hypocrisie de celui qui s’est gardé de lui faire violence tout en la tenant en laisse. Elle dit aussi qu’il lui a fallu surmonter les réticences d’une famille « patriarcaliste » qui aurait préféré qu’elle se taise. Mais avec cette famille, elle n’a pas rompu, préférant, comme elle dit, rectifier, porter à un niveau supérieur, grâce à un dialogue maintenu, une relation qui fut parfois étouffante.
Un modèle du néoféminisme
Selon la doctrine qu’Haenel veut illustrer, la vérité féministe avance par épuration, émancipation et affirmation de soi, en écartant les faux-semblants à quoi nous sommes habitués depuis des millénaires. Mais en pratique, elle montre aussi, à propos de sa famille, qu’une autre voie est possible. On est donc porté à se demander si sa relation malsaine avec Christophe Ruggia n’aurait pas pu être pareillement éclairée et épurée. Celui-ci a refusé de participer à l’enquête de Mediapart, mais lui demandait-on alors autre chose que des aveux ?
Les tenants de la cause féministe préfèrent généralement que celle-ci s’affirme de manière apodictique (je dis vrai parce que je suis victime) sans passer par le dialogue ni le débat – la réticence d’Adèle Haenel à porter plainte contre Ruggia en est un autre indice. Elle semble redouter que le dossier factuel qu’elle peut présenter apparaisse plutôt maigre au regard des interprétations maximalistes, voire mélodramatiques, qu’elle a données de son expérience.
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On en arrive donc à cette interrogation : ce qui s’affirme comme la « révolution des femmes » procédera-t-il par anathèmes ou bien s’inscrira-t-il dans la perpétuelle discussion qui trame l’histoire humaine, surtout depuis l’avènement de la démocratie ? Le langage apodictique et victimaire encourage les témoignages, mais il les fragilise. Pour échapper à ce piège, le mouvement féministe devrait rompre avec une culture dominante où il se love trop facilement, réduisant à une oppression la profonde ambiguïté du rapport entre les hommes et les femmes.
Il me semble que, même quand elle répète des thèses schématiques, Adèle Haenel donne à voir cette ambiguïté. Ceci sur un visage qui témoigne au-delà du discours tenu. Quoi qu’il profère, ce visage nous rend sensible à une différence qui reste un mystère. Il serait inexact de dire que c’est un beau visage de femme, c’est surtout, plus jeune que selon l’état civil, un visage de jeune fille ouvert à l’avenir et à l’espérance à quoi il invite.