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Le vent mauvais du populisme pénal souffle sur la France

L'Esprit de l'escalier


Le vent mauvais du populisme pénal souffle sur la France
(c) Hannah Assouline

Les dirigeants politiques ne sont pas les démiurges que l’on se plaît à imaginer. Ils n’en mènent pas large, en butte à la perpétuelle mise en accusation des citoyens français, et désormais obnubilés par le seul horizon politique qui vaille : la santé.


État envahissant ou État faible ?

Dans un récent entretien au Figaro, Pierre Manent affirme que « la rapidité, la complétude, l’allégresse avec lesquelles l’appareil répressif s’est mis en branle font un pénible contraste avec la lenteur, l’impréparation, l’indécision de la politique sanitaire ». Et il dénonce le risque de voir cette crise « fournir à l’État une justification permanente pour un état d’urgence permanent ». Pierre Manent est sans doute notre plus grand penseur politique mais, sur ce point, il me paraît faire fausse route. Emmanuel Macron, qui voulait promouvoir la France au rang de « start-up nation » et qui misait sur la mobilité pour régler tous ses problèmes, s’est résolu, la mort dans l’âme, à figer l’économie. Aucune allégresse répressive dans le confinement, mais l’espoir qu’il sera efficace et que la machine économique pourra tourner bientôt à plein régime. Si demain le gouvernement décide de tester, de ficher, de tracer, d’isoler et de mettre en quarantaine, ce ne sera pas pour satisfaire je ne sais quelle pulsion disciplinaire ou punitive, cela ne voudra pas dire qu’il s’abandonne à sa pente despotique, mais qu’il met tout en œuvre pour revenir dans les meilleurs délais à la normale. L’état d’exception n’est pas une aubaine pour l’exécutif, c’est une parenthèse douloureuse.

Cette crise révèle notre extraordinaire capacité de nous mentir à nous-mêmes et de nous payer de mots. Nous nous voulons dégrisés parce que modernes et nous fuyons plus que nos ancêtres la réalité dans la fable. L’idéologie a remplacé la superstition : on se représente l’État comme un Léviathan redoutable, alors qu’il n’en mène pas large et même qu’il claque des dents. Personne aujourd’hui ne tremble devant le pouvoir politique. Ce sont les politiques qui tremblent devant le pouvoir judiciaire, le pouvoir médiatique et celui des réseaux sociaux. Surveiller et punir : ainsi peut-on résumer désormais non l’action des politiques, mais le sort qu’on leur réserve.

Un collectif d’avocats épaulant l’ex-auteur des « Guignols de l’info », Bruno Gaccio, a lancé une plate-forme, plaintecovid.fr, destinée à faciliter le dépôt de plainte en justice à l’aide de dossiers préremplis. Un compte en recense le nombre. L’objectif de 200 000 procédures a été fixé. Le voilà, notre cauchemar, et ce cauchemar n’a rien d’orwellien. L’ère des prisonniers politiques est depuis longtemps révolue mais, avec les procès des grands responsables qui s’accumulent, et le Nuremberg du coronavirus que certains nous annoncent en se léchant les babines, une nouvelle époque prend forme : celle des politiques prisonniers.

Paris, le 1er mai 2020 Photo: Romuald Meigneux / Sipa
Paris, le 1er mai 2020 Photo: Romuald Meigneux / Sipa

Nous nous vivions comme maîtres et possesseurs de la nature. L’actuelle pandémie démontre que notre maîtrise ne nous protège pas des catastrophes et qu’elle peut même contribuer à les provoquer. Mais à ce rappel de la finitude, les nouveaux procureurs répondent par un déni de la finitude. L’exécutif, pour eux, est censé tout savoir, tout prévoir et tout pouvoir. Ses erreurs, ses tâtonnements, ses éventuels retards deviennent des crimes. L’incertitude est niée, la tragédie aussi. Le vent mauvais du populisme pénal souffle sur la France.

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La République des ayants droit

Cette crise ayant dissipé les dernières illusions de la mondialisation heureuse, « allons-nous retrouver une certaine affection pour ce que nous sommes, essayer de nous renforcer à partir de notre être national ? » demande Pierre Manent. Je me pose la même question que lui et je dois avouer que je suis sceptique. Car le « nous » que nous pourrions former est rongé par la méfiance et même par la colère. Les couteaux sont aiguisés dans l’ombre et une sanglante bataille se prépare. On applaudit, tous les soirs, les soignants et, comme l’écrit Sylvain Tesson, ces ovations sont « la nouvelle liturgie laïque de la France ». Mais, pour le reste, l’ingratitude règne. Pas de merci pour l’effort logistique qui a permis, même au pic de l’épidémie, de n’avoir jamais à trier les malades. Pas de merci pour le rapatriement, dans des conditions extrêmement difficiles, des 130 000 Français qui se trouvaient à l’étranger. Pas de merci pour le transfert des malades vers des hôpitaux non saturés, en train, en avion ou en hélicoptère. Pas de merci pour la mise au chômage partiel de plus de 11 millions de salariés. Ces bienfaits sont des dus. L’État-providence tend à transformer les citoyens en ayants droit vindicatifs et perpétuellement querelleurs. Le grief et l’accusation absorbent l’essentiel de l’activité civique. Il y a de moins en moins de place pour une culture de la participation et de la responsabilité. Une nation d’ayants droit jamais contents est-elle encore une nation ?

Des enfants d'infirmiers et de médecins sont accueillis à l'école privée Saint-Pierre-Fourier, Paris, 30 avril 2020 Photo: Stéphane de Sakutin / AFP
Des enfants d’infirmiers et de médecins sont accueillis à l’école privée Saint-Pierre-Fourier, Paris, 30 avril 2020 Photo: Stéphane de Sakutin / AFP

Qu’est-ce que vivre ?

Quand j’ai entendu Marc Bonnant, l’avocat suisse élégant et éloquent, dire sur l’antenne de Réac n’Roll qu’il préférait une vie risquée, intense et aristocratique à une existence sécuritaire, indifférenciée et interminable, j’ai d’abord pensé : « Quelle classe ! » Et puis, j’ai imaginé le scénario suivant : un homme décide, pour échapper à sa médiocre routine, de descendre à ski la piste noire de Wengen sans bâton et avec un bandeau sur les yeux. Lancé tout schuss, il heurte de plein fouet une paisible famille en vacances et il la laisse sur le carreau. Son choix de l’audace et de l’aventure ne le hausse pas au-dessus du commun des mortels, il ne fait pas de lui un aristocrate, mais un gros con de chauffard. Mettre en péril la sécurité des autres pour satisfaire son goût de l’intensité, ce n’est pas noble, c’est ignoble.

Il est vrai, cependant, que si, pour nous autres modernes, la santé est l’alpha de l’existence – « le premier bien et le fondement de tous les autres », disait Descartes –, elle n’en est pas l’oméga. Quand le Conseil scientifique a réclamé la prolongation du confinement de ceux qu’on appelle les séniors, ceux-ci ont protesté. La vie authentiquement humaine ne se réduit pas à la vie physiologique, ont-ils dit. Et ils ont été entendus : ce qui était, au départ, une contrainte, est devenu une recommandation. A charge pour les plus fragiles qui sont exposés aux formes graves de la maladie, de mesurer les risques qu’ils prennent. Et l’enjeu est de taille : le coronavirus nous ayant placés sous l’autorité de la médecine, il ne faudrait pas, pour autant, que nous nous laissions confiner dans une définition exclusivement sanitaire de la vie.

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L’école du care

Fallait-il rouvrir les écoles françaises à partir du 11 mai ? Disposant, comme tout le monde, d’informations contradictoires sur ce que le virus fait aux enfants, je ne saurais répondre. Mais je constate, avec tristesse, que les adversaires de la reprise n’expriment nul regret de tout ce temps perdu pour l’étude, et que ses partisans n’invoquent jamais le besoin des élèves d’apprendre, de savoir, d’élargir leur esprit : ils mettent exclusivement l’accent sur le besoin de socialiser et de s’exprimer. Pour une professeure de philosophie interrogée par l’hebdomadaire Marianne, il s’agit de « parler avec les élèves des angoisses nées du confinement avant de focaliser sur les programmes qu’il faudrait finir. Dérisoires les exercices de maths et la dissertation ! » Ce qui compte, c’est le bien-être des enfants. « La continuité pédagogique est aussi et surtout une continuité du lien et de l’échange. » Et, dans Le Monde, une professeure de français dans un collège du Morbihan prévient : « Il n’est pas question de faire asseoir les élèves en disant : “Ouvrez le manuel à telle page !” Ils auront besoin de parler. » Rappelons que le Morbihan a été épargné par l’épidémie. Mais peu importe en vérité : le stress des enfants et des adolescents est réel et il doit être traité. L’école du care a remplacé l’école de la transmission. Les professeurs ne sont plus des intercesseurs, mais des soignants comme les autres. Et, à ceux qui croient que cette situation est temporaire, Rodrigo Arenas, le président de la principale fédération de parents d’élèves, répond : « L’école de l’après-Covid ne ressemblera pas à celle que nous connaissons. […] Elle doit se préoccuper des plus fragiles, favoriser à tout prix la coopération, bref, cultiver ce sens du collectif dont nous avons tant besoin face à la conjonction délétère des intérêts particuliers. »

La lecture est-elle un acte collectif ? Et la rédaction d’un devoir d’histoire ou d’une dissertation ? À l’évidence, non. Et c’est précisément avec cela qu’il s’agit d’en finir car, aux yeux de la FCPE, l’école n’a pas pour mission de former des personnes cultivées, mais de façonner des braves filles et des braves gars chaleureux, sympas, ouverts aux autres. Cet obscurantisme compassionnel a fait déjà beaucoup de ravages à l’école. Il était, ces dernières années, remis en question. Le voici qui revient en force à la faveur de la crise que nous traversons. Ce qui m’amène à penser que le monde d’après, ce sera le pire du monde d’avant.

La nouvelle définition de l’essentiel

Le tribunal de Nanterre avait ordonné à Amazon de mieux protéger ses salariés et de limiter, d’ici là, ses activités aux produits essentiels. La cour d’appel de Versailles vient de confirmer la décision en élargissant le domaine de l’essentiel. Les produits autorisés se déclinent ainsi : « high-tech », « informatique », « tout pour les animaux », « santé et soins du corps », « nutrition », « parapharmacie », « épicerie », « boissons et entretien ». L’éventail s’élargit, mais le livre reste exclu. L’époque où Péguy pouvait dire « le vrai nécessaire, le pain et le livre » n’est plus la nôtre. On déplore aujourd’hui l’interruption des activités culturelles et, en même temps, on officialise, en rangeant le livre dans la catégorie du superflu, la mort de la culture au sens humaniste du terme.

Mai 2020 – Causeur #79

Article extrait du Magazine Causeur




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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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