Accueil Édition Abonné Avril 2020 L’Anglo-Saxonie face au Covid-19

L’Anglo-Saxonie face au Covid-19

Big Brother plébiscité


L’Anglo-Saxonie face au Covid-19
Confiné dans sa résidence de Downing Street, Boris Johnson dirige, par visioconférence, la réunion matinale sur la gestion de l'épidémie de Covid-19, 29 mars 2020 Photo: Andrew Parsons / 10 Downing Street, AFP

Après avoir tenté de préserver libertés et activités économiques, Boris Johnson et Donald Trump ont dû finalement suivre le modèle du confinement obligatoire et des aides publiques colossales. Face à la catastrophe, l’Etat-providence vire à l’Etat orwellien


À Londres en 1563, lors d’une grande épidémie de la peste qui a ôté la vie à un quart de la population, le gouvernement a ordonné l’extermination de tous les chiens, tenus pour responsables de la propagation du fléau. Ridicule, n’est-ce pas ? On suppose que nos sociétés modernes, où la superstition a cédé la place à la science, la barbarie primitive à la sensibilité humanitaire, l’autoritarisme capricieux à la gestion étatique rationnelle, savent faire mieux. Pourtant, les événements actuels nous rappellent que la science est incertaine, la nature humaine volage et les voies de l’État souvent aussi impénétrables que brouillonnes. Ce sont justement nos illusions quant aux progrès modernes qui fragilisent le château de cartes de notre civilisation. Cette leçon amère n’a été nulle part apprise avec autant de répugnance que dans les grands pays du pragmatisme anglo-saxon, le Royaume-Uni et les États-Unis.

Paradoxalement, la faiblesse de l’État a conduit à une extension inédite du pouvoir de l’État

Ceux-ci, sous des gouvernements conservateurs rétifs à l’étatisme ou big government, ont dû finalement, à leur corps défendant, suivre le modèle du confinement obligatoire et des aides publiques colossales. À la différence de la France, ces deux nations ont résisté jusqu’au bout à la mainmise de l’État sur l’économie libérale et sur la vie intime des citoyens avant de capituler à leur tour. Les causes et les suites de ce revirement sont révélatrices de l’avenir que le sort nous réserve probablement à tous.

De l’État providentiel à l’État orwellien  

« Je devine au picotement de mes pouces, que quelque chose de sinistre s’avance vers nous. » Shakespeare, Macbeth 

Déjà, en janvier, il était clair que la menace virale s’avançait dans notre direction. Mais en Europe comme aux États-Unis, c’est seulement au mois de mars, quand l’Italie sombre dans le chaos, qu’on prend conscience de l’imminence du désastre. Ainsi, nos États, dont la vocation consiste à être providentiels, ont manqué à leur fonction de prévoir, d’anticiper, de préparer. Au-delà de la question de la responsabilité individuelle des politiciens, il s’agit d’un manquement systémique de tout l’appareil étatique. Tant que la menace était loin géographiquement, on ne la prenait pas au sérieux, selon ce que les neuroscientifiques appellent le biais de disponibilité ; on assistait incrédules à sa progression vers nous. Nous constatons maintenant que tous les pays qui ont réagi efficacement au Covid-19 sont de proches voisins de la Chine. Plus on se trouvait loin de la Chine, à l’ouest, plus on disposait de temps pour se préparer, plus on a tardé à profiter pleinement de cet avantage – le Royaume-Uni et les États-Unis les derniers, après la France. Cette défaillance originelle de la part de tous nos États occidentaux les a rendus prisonniers des événements et sera lourde de conséquences. Paradoxalement, la faiblesse de l’État a conduit à une extension inédite du pouvoir de l’État même dans les pays les plus réfractaires à l’étatisme.

Le baroud d’honneur de l’individualisme 

« Ainsi la conscience fait des poltrons de nous tous. » Shakespeare, Hamlet

Johnson et Trump ont donc conservé jusqu’au dernier moment l’espoir de préserver à la fois les libertés civiles et l’activité économique au nom d’un pragmatisme calculateur et – selon eux – plus humain. À la télévision, le 5 mars, BoJo évoque la possibilité d’« encaisser le coup » (take it on the chin), de laisser filer la maladie afin de créer une immunité généralisée dans la population britannique (herd immunity), avant de conclure qu’il vaudrait mieux tenter de protéger le service de santé national qui risque d’être submergé. Les mauvaises langues partagent l’intervention en la tronquant de sa conclusion et l’accompagnant du hashtag #torygenocide. C’est plus qu’injuste, mais il est clair que Johnson a discuté de cette possibilité avec ses conseillers scientifiques.

A relire aussi, du même auteur: La Grande-Bretagne parie sur l’optimisme de « BoJo »

Quand M. Trump suggère sur Twitter le 23 mars qu’il ne faudrait pas que la solution – mettre à l’arrêt l’économie sine die – fasse plus de dégâts que le problème, son interrogation lucide est immédiatement interprétée comme une volonté de sacrifier des vies humaines à l’Argent-roi avec le hashtag #TrumpVirus. Côté intellectuel, de nombreux résistants à la doxa étatiste préconisent une attitude qui rappelle cet « individualisme robuste » (rugged individualism) promu par le président américain, Herbert Hoover, au moment de la Grande Dépression. Selon l’Américain John Podhoretz, rédacteur de Commentary, le conservatisme conçoit l’être humain comme capable d’agir avec un calme « viril » au milieu d’une crise au lieu de céder à la peur. Le sociologue émérite britannique, Frank Furedi, rappelant qu’en 1918 le président Woodrow Wilson n’a pas mentionné la pandémie de grippe espagnole une seule fois dans ses discours publics, pointe la manière dont la société actuelle met l’accent, non sur la résilience de la personne, mais sur sa vulnérabilité [tooltips content= »John Podhoretz, « Manliness and the Coronavirus », Commentary, 15 mars 2020 ; Frank Furedi, « A Disaster without Precedent », Spiked Online, 20 mars 2020. »](1)[/tooltips]. D’autres stigmatisent l’orgie de rhétorique apocalyptique qui trouble le jugement des décideurs… Jusqu’à ce que la science incertaine, à travers la voix des experts médicaux officiels, insiste sur la quasi-certitude de la catastrophe humanitaire. Comme aucun politicien ne peut risquer d’être associé à une crise sanitaire, pas plus que migratoire, la résistance libérale et libertaire s’effondre. Quand Steve Baker, député conservateur et Brexiteur émérite, ancien militaire et ennemi de l’État dystopique, prononce aux Communes un discours approuvant l’attribution à son propre gouvernement de pouvoirs extraordinaires, il a des larmes aux yeux.

Chacun pour soi et Dieu contre tous

« Je sais bien que [César] ne serait pas loup, s’il ne voyait que les Romains sont des brebis. » Shakespeare, Jules César

Afin de masquer (sans jeu de mots) sa défaillance providentielle, l’État braque l’attention générale sur sa campagne pour responsabiliser les citoyens. Le fait que la pression du confinement exacerbe les tensions entre eux permet aux autorités, relayées par des thuriféraires médiatiques, de diviser pour mieux régner. Chez les Anglais, bien avant les Français, la rareté du rouleau de PQ devient le symbole de la thésaurisation peu solidaire, de l’humanité réduite à l’état d’égoïsme sauvage. Ensuite, les gens dans les parcs sont désignés à la vindicte générale par nos thuriféraires atteints désormais du virus de la Logorrhée-19. Très vite, la prétendue responsabilisation se transforme en infantilisation. Les dénonciateurs et autres délateurs, à coups de hashtag #Covidiot, rivalisent dans le masochisme et le pharisaïsme envers le paternalisme central. Soudain, le monde est à l’envers : des partisans de Jeremy Corbyn frétillent d’aise à l’idée d’être confinés par un gouvernement conservateur. Il y a une autre cerise comique sur ce gâteau pourri. Sur les réseaux sociaux, notre Cloaca Maxima moderne, le ridicule du nombrilisme victimaire tue pas mal de vedettes. Madonna poste une vidéo où, accroupie dans une baignoire remplie de pétales de rose, elle radote doctement sur le fait que nous sommes tous égaux devant le virus. Le chanteur anglais « non binaire », Sam Smith, se montre en train de chialer sur son sort de confiné. Mais le fait même que certains de leurs propres fans en sont écœurés est un signe d’espoir. Car si l’image de l’Anglais flegmatique et fair-play ou de l’Américain autonome (self-reliant) semble temporairement prendre un coup, le ralliement citoyen et entrepreneurial ne tarde pas. En 24 heures, une campagne du gouvernement britannique pour recruter des quidams prêts à travailler pour le service de santé sur des questions logistiques enregistre 405 000 volontaires. Des entreprises privées font équipe avec le Département de l’agriculture américain pour livrer un million de repas à des écoliers pauvres confinés chez eux. L’alchimie commence. La docilité craintive devant l’État se transforme en volontariat massif. Sera-ce suffisant ?

Donner des leçons ou en tirer ? 

« L’enfer est vide et tous les diables sont ici ! » Shakespeare, La Tempête

Un des grands risques est que nos États sortent de cette crise endettés au maximum, gonflés et alourdis par leur propre poids, sans aucune capacité pour investir stratégiquement, sans aucun matelas financier pour parer à d’autres crises. Mais avant d’en arriver là, il y a un autre risque. Si l’État prétend appliquer actuellement le principe de précaution, en réalité il fait un pari immense sur l’arrivée en quantité suffisante de nouveaux traitements, tests et autres vaccins avant l’effondrement total de l’économie. Notre avenir dépend de cette gageure. Un troisième risque est que la cacophonie idéologique sur l’après-crise, où l’on verra ressurgir avec force une opposition souvent simpliste entre la nation et la mondialisation, nous empêche de répondre à une question plus spécifique et plus immédiate, celle de la reconfiguration des relations économiques et politiques entre la Chine et le reste du monde. À leur manière, la guerre commerciale initiée par Trump et le débat à Londres sur Huawei en sont les premiers jalons.

Entre-temps, soyons sans illusion sur notre degré de contrôle sur les événements. Résignons-nous à rester superstitieux comme les Londoniens de 1563. J’entends aboyer dehors – passez-moi mon fusil.

Confiner ou ne pas confiner ? That is the question

En Chine, pays d’origine de la pandémie, l’État impose une quarantaine stricte de deux mois dans la majeure partie de la province de Hubei et sa capitale, Wuhan, du 23 janvier au 27 mars.

Au Japon et en Corée du Sud, qui ont choisi d’autres approches, notamment à travers une utilisation importante de tests, il n’y a pas eu de confinement général en février ou mars.

En Italie, le premier pays à dépasser la Chine quant au nombre de décès dus au coronavirus, des quarantaines sont imposées à la population dans le Nord à partir du 23 février. Le gouvernement ordonne un confinement de tout le pays à partir du 9 mars.

En France, Emmanuel Macron, après avoir annoncé le 12 mars la fermeture imminente des crèches, établissements scolaires et universitaires, ordonne le 16 mars un confinement général.

Au Royaume-Uni, Boris Johnson, après avoir résisté à la pression de l’opinion, y cède le 20 mars et fait fermer les pubs et les restaurants. Ce n’est que le 23 mars qu’il copie la France, avec un retard d’une semaine, et annonce le confinement général.

Aux États-Unis, le président Trump déclare l’état d’urgence le 13 mars, afin de dégager des ressources pour combattre le virus. Il n’incite pas les États à adopter une quarantaine. À commencer par la Californie le 19 mars, chaque état décide de son propre chef d’imposer un confinement ou non. Au 27 mars, seuls 23 des 50 états sont confinés. Le 24 mars, Trump déclare qu’il veut que les États-Unis soient ouverts et prêts à faire des affaires (« open for business ») à temps pour Pâques, le 12 avril.

Avril 2020 - Causeur #78

Article extrait du Magazine Causeur




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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